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   Ça y est, nous y sommes : c’est aujourd’hui, le jour J ! Celui que j’attends depuis de si longues semaines, que j’ai préparé avec un soin, une minutie que je ne me connaissais pas. Je me suis mis sur mon trente-et-un pour cette occasion, pour ce moment qui approche et me plonge dans un état second mêlant appréhension et impatience bouillonnante. Et si elle disait non ? Et si un grain de sable venait contrarier mes plans élaborés avec une précision telle que le moindre imprévu les feraitvoler en éclat ?

 

   J’ai beau m’inquiéter, j’ai pourtant tout pour être heureux. Je m’appelle Mario, j’ai vingt-huit ans et je suis devenu météorologue il y a quelques mois. C’est justement le métier que je rêvais de faire depuis mon enfance. Mes loisirs sont partagés entre trois passions très prenantes : la lecture, la moto et la guitare dont je joue depuis que mes parents m’en ont offert une pour mon sixième anniversaire. J’habite dans la plus belle ville du monde : Rome. Je vis seul dans un petit studio dont la surface est réduite d’un tiers au moins par les piles de livres s’entassant du sol au plafond. Et surtout il y a bientôt quatre ans, j’ai croisé le regard de Giulia pour la toute première fois. Une jeune femme de mon âge, de taille moyenne, les cheveux bruns mi-longs, la silhouette élancée et coquette au possible. Bref, la rencontre qu’on ne fait qu’une fois dans sa vie. Et encore, cela n’arrive pas à tout le monde de la faire dans une bibliothèque.

 

   Rome est une ville magnifique, authentique au sein de laquelle nous aimons nous promener en laissant notre intuition nous guider, d’une rue à l’autre. Cela afin d’admirer tantôt une place pavée aux bâtiments et aux fontaines dont l’architecture relèvent du génie, tantôt une venelle bordée d’immeubles aux couleurs chaudes. Ce plaisir partagé remonte à nos premières escapades. Et plus précisément à ce jour où nous avons essayé de nous perdre dans la capitale italienne, mettant à rude épreuve notre sens de l’orientation. Partis du Colisée à la découverte de recoins peu fréquentés, nous avons fini par retomber sur nos pattes cinq heures plus tard en retrouvant l’arène romaine. À l’issue de cet après-midi mémorable, c’est à quelques pas de là, devant l’arc de Constantin, que nous avons échangé notre premier baiser. Et ce soir, c’est précisément à cet endroit que nous avons rendez-vous au coucher du soleil, à vingt heures cinquante. Un moment que j’attends avec autant d’excitation que de crainte, dont l’apogée sera cette demande en mariage préparée aux petits oignons. J’ai envie que ce moment soit magique, qu’elle ne l’oublie jamais. Que ce dîner au restaurant et cette promenade nocturne sur les hauteurs du Janicule au cœur du quartier Trastevere restent à jamais gravés dans sa mémoire.

 

   Mais pour l’heure, un tas de questions me taraudent l’esprit : ce genou à terre, cetécrin, ce costume trois-pièces blanc : que va-t-elle penser de tout cela, de cette mise en scène, de cette gestuelle si banale, si convenue ? N’ai-je pas l’air ridicule dans cet accoutrement ? Et surtout que se passerait-il si elle refusait ma demande ?

 

   L’horloge tourne, ce n’est plus le moment de laisser place au doute. Je vérifie que le coffret contenant la bague se trouve bien dans ma poche, une fois, deux fois... dix fois. Puis je quitte mon appartement situé en plein centre de la ville, à quelques pas de la gare Termini près de laquelle je m’engouffre dans la station de métro éponyme et parviens à sauter dans le premier wagon qui me fait face, bien qu’il soit bondé en ce vendredi de juillet. Je sens les regards peser sur moi. Personne d’autre n’a, semble-t-il, eu cette idée saugrenue de se vêtir aussi chaudement par cette chaleur écrasante.

 

   « Colosseo, Colosseo » peut-on entendre, enfin ! Ces six minutes de trajet m’ont paru interminables. Je m’extirpe tant bien que mal de la rameet tente de me frayer un chemin à travers la foule de voyageurs pressés qui avancent en sens contraire. De grosses gouttes de sueur ruissellent sur mon front, j’ai la bouche pâteuse et le cœur qui bat la chamade. Je lève la tête vers le haut de l’escalier et suis ébloui par la lumière du soleil qui se couche. J’ai besoin de quelques secondes pour que mes yeux s’y habituent à nouveau. Puis je gravis ces escaliers qui me ramènent à l’air libre. Le monument apparaît alors devant moi, fort de son histoire, de la richesse culturelle qu’il apporte à ma ville, celle où j’ai toujours vécu. Une poignée de minutes me suffisent ensuite pour rejoindre l’arc de Constantin.

 

   Plus que cinq minutes avant le moment fatidique. Je prends le temps d’observer le ciel où quelques nuages bourgeonnent. Posté devant le prestigieux arc de triomphe romain depuis quelques instants, je patiente avant l’arrivée de Giulia. Je suis à l’affût de la moindre nouvelle tête. Les minutes passent, les rayons du soleil s’effacent. Elle se fait attendre, mais ce retard ne m’inquiète pas, pas plus que de raison. La ponctualité est une notion abstraite aux yeux de ma partenaire, j’ai eu le temps de m’en rendre compte en quatre ans. Néanmoins, elle n’a pas répondu à mes deux derniers messages, envoyés vers dix-huit heures. Ce n’est pas dans ses habitudes. Mais peut-être que son téléphone n’a plus de batterie ou qu’elle a eu un contretemps. Je constate que la foule de touristes qui grouille tout au long de la journée autourdu Colisée est de plus en plusclairsemée. Les vendeurs à la sauvette se font rares. Le rythme effréné de la circulation s’essouffle. Il est vingt-et-une heures, Giulia a dix minutes de retard. Et cette désertification rampante éveille en moi les prémices d’une inquiétude que j’ai désormais du mal à refouler.

 

   Je fais les cent pas autour de l’arc de Constantin, incapable de porter mon attention sur un guitariste doué à quelques mètres de là. J’en viens à accroître le périmètre dans lequel je me languis de retrouver ma chérie. L’attente devenant interminable, je pose mon regardde façon plus précise sur des endroits inhabituels, fixant le sol, examinant l’arc sous toutes ses coutures, observant les bancs comme si j’espérais y trouver un indice sur son retard. Les yeux rivés sur un de ces derniers, j’aperçois une forme rectangulaire, plastifiée, colorée de bleu et de blanc qui attire mon attention. Ma curiosité me commande d’aller voir de quoi il s’agit. C’est avec stupeur que j’y lis « Giulia Benedetti ». Tous les détails figurant sur ce document correspondent : la date de naissance (23 mars 1990), la taille (1,67 m), mais par-dessus tout la photo sur laquelle je reconnais clairement son visage.

 

   Son retard à notre rendez-vous, l’absence de nouvelles de sa part sur mon téléphone, et maintenant la trouvaille de sa carte d’identité… les éléments, pour le moins étranges, s’accumulent. Et à nouveau les questions se bousculent dans ma tête : comment ai-je pu faire une telle découverte ici, sous ce banc ? S’est-elle déplacée jusqu’ici avant de repartir précipitamment en voyant mon costume ? Est-elle venue ici plus tôt dans la journée avec une de ses amies… ou avec un autre homme ? Il faut à tout prix que je trouve une explication à la tournure troublante que prend cette soirée. Je saisis mon téléphone, dont la batterie flanche sérieusement, et tente de l’appeler une fois, deux fois, trois fois, tombant immanquablement sur la messagerie à chaque tentative. Vexé par son silence, frustré par son absence et angoissé par cette carte d’identité égarée, je rebrousse chemin me dirigeant vers la station de métro par laquelle je suis arrivé il y a une demi-heure.

 

   Totalement sonné, marchant avec le regard perdu dans le vide, je traverse la route sans m’assurer qu’il y a un passage piéton, ni même que les voitures se sont arrêtées. C’est alors que je trébuche au contact d’un pavé en plein milieu de la voie. Rangé dans la poche de ma veste, mon téléphone s’envole deux mètres devant moi et se fait écraser par une moto, de ce modèle que j’étais sur le point d’acheter. Je me relève d’un bond et cours auprès de l’appareil réduit en miettes par cet incident malheureux. Je le ramasse à la hâte, pressé par les nombreux coups de klaxon qui me font comprendre que je gêne la circulation. Puis j’arrive enfin sur le trottoir vers lequel je me rendais. Je jette un œil à mon costume, noirci par cette chute et qui me donne une allure des plus repoussantes. Scrutant à plusieurs reprises mon téléphone portable, je suis abasourdi par ce qui vient de se passer. Il est foutu, c’est clair ! Et si Giulia cherche à me joindre maintenant, elle n’y parviendra pas. Elle aussi s’inquiétera, tout comme moi depuis ce rendez-vous manqué. Il faut absolument que je revienne chez moi au plus vite pour essayer de la contacter d’une manière ou d’une autre : sur son mobile, ou bien en appelant ses amis, ses collègues, ses parents. Quelqu’un doit forcément savoir où elle se trouve, s’il lui est arrivé quelque chose ou si tout va bien.

 

   Ces fameuses six minutes de métro me paraissent à nouveau durer une éternité. Ma patience est réduite à néant, la situation est devenue trop angoissante. Le poids du regard que les gens posent sur moi se fait pressant et insupportable. J’ai l’impression qu’ils lisent dans ma tête, qu’ils perçoivent le drame que je suis en train de vivre. Je finis par me tourner face à une fenêtre pour trouver un peu de tranquillité, oublier ces visions de dégoût et laisser couler quelques larmes. « Termini, Termini », la voix mécanique, stridente, se fait enfin entendre pour annoncer la fin de ce voyage en enfer.

 

   Sorti du wagon tel un sprinteur de ses starting-blocks, me voilà lancé au pas de course dans les allées de la plus grande station de métro romaine. Arrivé dans un temps record à l’issuedonnant sur la Piazza dei cinquecento, un détail attire mon attention tout en haut des ultimes escaliers à monter. Un morceau d’étoffe, paré de couleurs qui me sont familières, est accroché à la rampe. M’y approchant à pas mesurés, il s’agit bien d’un foulard rose clair, orné de motifs floraux qui ressemble en tout point à celui que j’ai offert à Giulia pour sa fête, le huit avril dernier. Je le serre contre mon nez et prends une profonde inspiration qui ne laisse guère de place au doute : c’est bien l’odeur de ma chère et tendre. Je la reconnaîtrais entre mille ! Une fois de plus mon inquiétude, mes angoisses flambent : que faisait-il là, sur cette rampe d’escalier ? Elle le porte à chacun des moments que l’on passe ensemble. Qu’a-t-il pu lui arriver ? Suis-je au cœur d’un jeu de piste sordide à la fin duquel je vais découvrir que la femme de ma vie a été blessée, si ce n’est tuée ? Je saisismon téléphone dans l’espoir d’y trouver un message, un signe de sa part. Réflexe inutile, évidemment. J’examine le foulard et y détecte plusieurs traces rouges qui s’apparentent à des gouttes de sang. Mon cœur s’emballe encore un peu plus. J’en suis désormais convaincu : il est arrivé quelque chose de grave à Giulia.

 

   Un sentiment de malaise s’installe en moi. J’entre dans un état second, je commence à voir des étoiles, je sens que je perds pied et m’assieds sur la première marche de l’escalier, afin de ne pas m’écrouler du hautde mon mètre quatre-vingt-douze. Je suis perdu, impuissant, envahi parune épouvante que je n’avais jusqu’alors jamais ressentie. Totalement désemparé, je pose ma tête dans mes mains, regardant le sol, entendant les gens qui vont et viennent. Les minutes s’égrainent, des larmes coulent à nouveau de mes yeux. Soudain je perçois comme une goutte d’eau qui serait tombée sur ma nuque. Puis une deuxième, une troisième, visible sur mon costume. Se mettrait-il à pleuvoir ? Je n’avais pas anticipé cette hypothèse et le météorologue que je suis est vexé d’être ainsi pris à défaut par une averse. Levant les yeux vers le ciel, je constate que de gros cumulonimbus se sont amassés au-dessus de la capitale italienne. Un orage se prépare, ce n’est qu’une question de minutes. Je n’ai pas le choix : il faut que je me dépêche de rentrer chez moi. Je me relève tant bien que mal. Je me force à marcher le plus vite possible vers mon domicile. J’avance la tête baissée, fortement contrarié par ce qui est la pire soirée de ma vie : cela devait être le jour J, celui de ma demande en mariage. Au lieu de cela, ce sera la première fois de mon existence que je vais appeler la police pour signaler la disparition d’une personne : celle de Giulia, l’être qui compte le plus au monde pour moi. L’achèvement dramatique d’une journée qui s’annonçait pleine de charme, et qui m’a finalement plongé dans un chagrin sans fin.

 

   Arrivé devant l’entrée de mon immeuble, je fouille machinalement et sans la moindre patience dans mon costume, et tombe sur la bague face à laquelle je laisse échapper quelques larmes supplémentaires en sortant l’écrin. Je finis par dénicher mon trousseau de clés dans la dernière poche que j’inspecte. Je monte au deuxième étage, tout en étant près de trébucher deux ou trois fois dans les escaliers, et découvre la porte de mon appartement entrebâillée. Il ne manquait plus que cela : un cambriolage. Je n’ai plus de mots pour décrire l’état dans lequel je me trouve. Totalement désabusé, je m’avance sur la pointe des pieds dans le couloir obscur menant à mon domicile, avec un maigre espoir de surprendre le malfaiteur, si toutefois il est encore présent. Regardant l’intérieur de mon studio par l’étroite ouverture, je me rends compte que mes piles de livres ont disparu. Pris d’un accès de colère comme je n’en avais jamais eu, je pousse la porte violemment et me poste fermement sur le seuil de mon logement, prêt à en découdre avec l’intrus.

 

   Un fauteuil suspendu se trouve alors face à moi, surplombant d’innombrables pétales de roses rouges dessinant un cœur. Tournant lentement vers moi, j’y découvre Giulia, assise dedans. Habillée d’une robe blanche brodée de lilas, portant du rouge à lèvres et des boucles d’oreilles qui lui vont si bien. Je sens qu’elle a mis son parfum préféré, celui dont elle sait qu’il me rend fou. Restant bouche bée, n’ayant pas le temps de prononcer le moindre mot, sa douce voix finit par parvenir à mes oreilles :

 

   « Mario, veux-tu m’épouser ? » murmura-t-elle avec un charme et une sensualité irrésistibles.