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Blottie autour de son port, accroché au petit promontoire rocheux qui barrait le littoral de sable, la ville dormait. Le long du quai, éclairé à giorno par des projecteurs, tendu sur ses amarres, le navire craquait sous les bourrasques comme une vieille armoire… Le bruit sourd des moteurs semblait le ronflement d’un animal à l’affût et le panache de fumée noire, rabattu par le vent, passait entre les palmiers de la place, frappait les façades, s’engouffrait dans les ruelles, se perdait dans la nuit. Un chien traversait l’étendue déserte brillant sous la lune comme un miroir écaillé. Une cloche sonna. Vingt-trois heures. Les derniers passagers escaladaient la passerelle, comme pressés de se mettre à l’abri, de fuir cette ville morte. Là-haut, le commandant regardait la passe où entraient de petites vagues ourlées d’écume.

 

Debout devant la table à cartes, il traçait la route, l’air songeur. Depuis de longues années, il avait affronté des tempêtes sur toutes les mers du monde, mais ce soir quelque chose d’inhabituel, d’inconnu, planait sur son navire, sur cette ville de pierre, ses rues désertes, ses lampadaires agités par le vent. Il haussa les épaules, il vieillissait, il voyait des périls partout, même dans les ports. Et pourtant, ce matin, à l’arrivée, il en était sûr, les dockers qui déchargeaient le navire, empilaient dans des camions les caisses de bois, les sacs, étaient passés devant lui en paraissant ne pas le voir. Des hommes entre deux âges au regard éteint qui marchaient à pas lents, comme étrangers à la tache qu’ils accomplissaient. Et quand il s’était adressé à eux, ils semblaient ne pas entendre les mots qu’il prononçait. En ville, il s’était accoudé au comptoir d’un bar, face à une serveuse, il avait demandé un whisky. La fille n’avait pas répondu, il avait demandé à nouveau son whisky et toujours pas de réponse. D’accord, le whisky, il devait l’arrêter, mais ce n’était pas à cette donzelle de le décider. Des gens indifférents, impolis, l’esprit occupé par il ne savait quoi qui les détournait de tout. Peut-être une menace, la crainte d’un événement grave qui viendrait. 

*

* *

Plus vite nous quittons ce port, mieux ce sera, se dit-il, en enfilant machinalement sa veste aux galons dorés comme pour se préparer à un combat, montrer à l’adversaire qui était celui qui allait l’affronter. Avec son teint clair parsemé de couperose, son front large, ses cheveux blancs ondulés, ses yeux bleus, il avait exactement l’aspect de ce qu’il était : un bourlingueur des mers, un marin d’expérience qui avait tout vu, tout vécu des mers et des océans, qui pourrait mener à bon port une péniche perdue au fond du Pacifique. Le second lisait la carte météo…

– Commandant, à dix milles d’ici, le vent change de secteur et forcit, nous l’aurons de face, notre arrivée sera retardée de huit heures.

Une saute de vent, une erreur de la météo, probablement. Il regarda la passe. De petites vagues entraient dans le port. Le vent semblait bien établi, un genre de vent avec lequel on peut s’entendre ; naviguer tranquillement, en tirant quelques bords au besoin. Et puis, ils devaient quitter cette ville.

– Très bien, faites larguer les amarres !

Sitôt franchie la passe, les rafales avaient incliné le navire. Pour diminuer la prise au vent, le commandant avait modifié le cap. Le navire refusait de changer de route. Avec une gîte de 15 degrés, il glissait sur sa trajectoire et ne répondait pas à la barre. Deux heures durant, l’officier de quart avait essayé en vain de rectifier la trajectoire et maintenant, ballottés par le vent du large, dérivant sous les bourrasques, ils allaient droit vers ils ne savaient où...

– Côte droit devant à deux milles, a annoncé le pilote.

– Stoppez les machines, a ordonné le commandant.

C’était comme s’il n’avait rien dit. Le rythme des moteurs ne changeait pas et le navire escaladait les vagues. Tout semblait pourtant en ordre sur la passerelle.

– Côte à un mille, a annoncé l’officier de veille.

– Évacuez le navire, a ordonné le commandant, le regard tendu vers cette terre qu’il apercevait à peine.

– Commandant, les sirènes d’alarme ne fonctionnent pas.

Le navire avançait, poussé par le vent.

– Lancez un SOS !

– Commandant, la radio est en panne !

Quand le navire a éperonné la terre, le second a annoncé :

– Terre sur 360 degrés !

Le vent était tombé, le ciel limpide était rempli d’étoiles, le navire avançait au ralenti, sans roulis ni tangage.

– Allez voir un peu ce qu’il se passe à l’avant

Penché au bastingage, les yeux éberlués, le second regardait un paysage de plaines et de vallons que l’étrave ouvrait sans bruit.

– Machines arrière, toute !

Indifférent aux ordres, le navire poursuivait sa route. Maintenant, il écartait les branches d’une forêt. La coque forçait son chemin en ployant les arbres centenaires…

Le navire refusait de changer son cap. Pendant des heures il navigua tout droit, sectionnant les ponts, glissant au-dessus des rivières. 

Le jour se levait. Le second fouillait l’aube devant le navire. Où étaient-ils ?

– Agglomération droit devant, à un mille.

– Barre à tribord, toute !

Le navire gardait son cap et déchirait sans bruit des rangées d’immeubles. Du haut de la passerelle, ils apercevaient les gens à leurs fenêtres, les enfants et leurs tartines, les grand-mères et les chiens.

– C’est une histoire de fou ! Machine arrière, toute !

Il n’y avait que ruines, gravats et poussières autour du navire. Il coupait les autoroutes, les ponts et les viaducs et passait au travers des grandes surfaces dans un tintement de verroterie.

– Commandant, tour Eiffel droit devant.

Enfin, quelque chose que nous pourrons éviter, pensait le commandant, et il traçait une nouvelle route.

– En virant de vingt degrés à tribord nous atteindrons les grandes plaines de céréales.

– Une mer de blé, ajouta le second.

Pendant ce temps, le navire avait broyé la tour Eiffel comme du petit bois et avançait en ronflant doucement au milieu des champs de blé qui miroitaient au soleil. Dans les salles à manger des premières et des secondes classes, des bruits de vaisselle se mêlaient aux conversations des passagers complètement indifférents à l’étrangeté de la situation. En fin d’après midi, ils ont éventré quelques fermes isolées, brisé des clôtures et écrasé des hameaux endormis contre les talus.

À 19 heures GMT, quand ils ont traversé le Rhin, le commandant a tenté une manœuvre pour remonter le cours du fleuve : 

– Barre au 90…

La forêt noire ressemblait à une mer. Le navire, ignorant les ordres de la passerelle, escaladait les branches, couchait des arbres et faisait fuir les chevreuils et les sangliers. Les passagers regardaient la télévision, les enfants jouaient à quatre pattes sur les moquettes en riant.

– Les passagers ne réalisent pas la situation, commandant. Faut-il les informer ? 

– Inutile de déclencher la panique... Il sera toujours temps de le faire...

Au repas du soir, ils ont atteint les chaînes de l’Oural. L’hiver venait, le commandant a ordonné de brancher le système de chauffage. Le navire a parcouru dans la nuit des plaines qui n’en finissaient pas et des méandres de rivières gelés.

– Cosaques à cheval droit devant, yourtes dans le 15.

L’étrave rougissait du sang des chevaux éventrés, les yourtes volaient au ciel, laissant autour d’un poêle, des femmes et des enfants étonnés. Ils ont traversé avec des grincements de quille la mer d’Aral asséchée. Au lever du jour, le pilote a annoncé :

– Muraille de Chine droit devant.

Les passagers faisaient leur toilette en écoutant les musiques de bord, des tangos hors du temps.

– Qui a choisi ces vieilles musiques ?a dit le commandant.

Pour traverser la muraille de Chine, ils avaient longuement étudié une  ancienne carte des frontières de l’Empire du milieu.

– Commandant, si nous descendions le fleuve jaune ?

– Tu sais très bien que le navire ne répond plus aux commandes. Il fera ce qu’il voudra...

Le navire a augmenté sa vitesse, il a déchiré des étendues de joncs et de blé, strié des rizières sans fin d’une longue entaille de vase, ouvert comme une huître le barrage des sept rivières et ils ont atteint le rivage entre Hongkong et Macao.

À bord, le commandant donnait un bal. Les tours de Hongkong éclairaient les corps et les visages, des gens les saluaient et tombaient dans l’eau et puis le silence est revenu. Ils survolaient la mer de Chine.

– Sakhaline droit devant.

– Eh bien ! Qu’elle reste où elle se trouve, dommage pour elle…

En bas, c’était un méli-mélo d’isbas, de pêcheries, de traîneaux et d’antennes électriques. Maintenant, ils passaient à 20 nœuds a travers les icebergs du détroit de Behring.

– Côtes de l’Alaska dans le 30 à dix milles.

– Qu’il aille où bon lui semble, dit à haute voix le commandant.

Le navire, tendu sur sa trajectoire, fracassait les montagnes et les glaciers. Et puis il a tourné de 45 degrés tribord et ils ont éventré en silence Vancouver et ses collines.

– Jusqu’où irons-nous ?grommelait le second.

Les passagers dormaient. Ils longeaient le pacifique, soulevant un liserai d’écume bleue, ils ont sectionné en deux morceaux un tanker géant qui faisait route vers l’est et puis le navire, comme satisfait, a quitté le rivage. Quand ils ont franchi le grand canyon, ils apercevaient au loin Los Angeles traversée par un nouveau boulevard qui n’en finissait pas, un fossé rectiligne qu’ils traînaient derrière eux. Au cap 100, ils ont glissé toute la nuit sur les champs de blé de la grande plaine intérieure.

– S’il ne change pas de route, nous nous dirigeons vers New York, a murmuré le second.

– Nous avons fait le tour du monde » a déclaré le capitaine. Mais pourquoi ?

Et il a ajouté en faisant le signe de croix :

– Qui s’est emparé des commandes, Seigneur ?

Avant d’arriver à New York, ils ont aperçu, au loin, dans le 270, les brumes des chutes du Niagara qui montaient vers le ciel. Et puis l’officier de quart a annoncé :

– Trade Center droit devant !

Alors, le navire a mugi de toutes ses sirènes et s’est élevé dans le ciel du matin.

*

* *

Quelque chose ou quelqu’un le secouait. La tête posée sur la table à cartes, il dormait au milieu des bouteilles de Whisky vides. Le second répétait :

– Réveillez-vous, commandant, il est 23 heures, nous larguons les amarres. J’ai consulté la météo, à dix milles d’ici, le vent change de secteur et forcit, nous l’aurons de face, notre arrivée sera retardée de huit heures.

– Vérifiez la barre et la radio, dit le commandant.

Il avait rêvé. À partir de maintenant, il ne prendrait plus une goutte d’alcool. Il regarda les quais où tourbillonnaient les feuilles mortes. Des hommes entre deux âges au regard éteint larguaient les amarres, lentement, comme étrangers à la tache qu’ils accomplissaient.

– Au fait, dit-il a son second, vous avez écouté les informations ?

– Oui.

– Rien qui concerne New York et le Trade Center ?

– Non, mais pourquoi cette question ?

Il grogna et comme une supplique, il murmura en passant les mains sur son visage :

– Trouve une bouteille. Qu’on boive un coup avant de prendre la mer.