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C’est un arbre taillé sur la longueur, de toute la route. Il la longe, il va quelque part. Les deux extrémités de la rue tremblent sous la force du soleil. Nous ne savons de lui que ce qu’il dégage.

Son esprit nous est solidement fermé, dès l’instant où lui et son inconscient nous ont perçus.

Il est grand, les cheveux attachés en arrière, comme sur ses gardes, mais l’air néanmoins sûr de lui, il dégage un flux éblouissant bleuâtre, une force froide, et avec un si grand feu en son centre, indéracinable de la vie, mais s’y penchant comme continuellement à sa limite, au-dessus du vide.

Nous l’avons vu, au-dessus de l’eau, sur la barrière d’un pont, a hésité, tentant son esprit, jusqu’où peut-il aller, jusqu’où son esprit le protégerait. Il a des amis qui l’aiment et le gardent de certains mauvais esprits. Une plus proche se mettant entre lui et la fin, elle mourrait pour lui, pour le sauver, nous pensons qu’ils ont un lien très fort. Nous n’avons pas voulu violer plus son intimité, nous nous serions compromis.

Les voitures passent, lui marche. Des arbres morts, coupés tentent de garder des arbres encore pleins de sève, torturés, forcés de pousser en rectangle.

Lui marche, la ruelle d’hiver sous un temps d’été. Il marche, il marche et se dirige vers un bâtiment blanc, le blanc l’avale. Il en ressort exténué, vidé, tremblotant, son esprit vrille, comme une formidable fourmilière. Nous nous y risquons pour pouvoir répondre à nos questionnements, malgré son renfermement, nous captons quelques éléments, brindilles.

Nous ressentons, une fatigue, une douleur titanesque, souffrance interne, solitude quant au présent immense, le futur fuit.

Il rentre très vite dans un autre bâtiment, son nid, il nous semble, nous l’avons vu en sortir ce matin même, et y retourner avec le coucher du soleil ou de la lune.

Nous entendons des bruits, des bruits de tonnerre, nous arrêtons notre progression pour le moment devant le danger, nous devons nous préparer, nous protéger. Les guêpes sifflent, mais rien ne se passe. Pas de pluie, dommage.

Lendemain après la pluie, tout perle encore quand il sort, douloureux, groggy, les yeux minuscules miroirs sur son âme, souffrant d’avoir été tiré de l’autre monde, le sommeil est leur seul lien avec ce dernier, du moins pour la plupart. Nous sentons le poids des responsabilités, de l’autorité de ses mentors, sur ses épaules, pauvre enfant.

Son esprit commence à s’habituer à notre présence, ou du moins il nous accepte de plus en plus. Après une longue marche, nous le voyons disparaître à nouveau dans le grand bâtiment. Pendant ce temps nous repensons à lui, à cet été où nous l’avons découvert. Nous l’avons aperçu en équilibre sur tous les ponts de la ville, nous l’avons aperçu en équilibre entre les mondes, nous l’avons aperçu seul dans la forêt, courant, il marchait, il criait, il pleurait, il courait, il fuyait, nous ne savions pas, il fuyait sa solitude, son inconscient nous l’a jeté aux premières heures matinales.

Il semblait souffrir si terriblement, rongé de l’intérieur, pourtant il était intact, personne ne l’avait attaqué, il avait mangé, il avait bu, pourtant.

Nous l’avons vu fuir dans la forêt. Nombre de fois.

Comment une espèce peut-elle autant se mutiler de l’intérieur, souffrir ?

Nous avons essayé de le calmer, en profitant de la solitude des bois nocturne en ces moments, pour l’enserrer, l’entourer, le garder dans nos bras comme une nouvelle pousse, un nouveau-né.

Il prit cette étreinte comme celle de la mort, et se laissa choir à nos pieds, emporté, comme Atlas sous le poids du globe, et comme Atlas nous l’avions protégé.

Il ressort du bâtiment, blessé de l’intérieur, mais entouré de fées tentant de panser sa grande plaie, son cœur plus ouvert qu’habituellement. Il parle un peu, il sourit, un mot est dit, il se referme et fuit rapidement la douce compagnie.

Un autre soir c’était le contraire, toutes les fées étaient parties, une par une l’abandonnant seul avec ses maux, sa tête. Seul avec nous comme veilleur. 

Une de ses habitudes principales est de s’accompagner d’une petite boîte cylindrique lançant artificiellement des ondes mélodieuses ou non, cela l’empêche de penser, il se sent enfin normal, vivant artificiel semble dire son cerveau.

Les rosées matinales se succèdent, de plus en plus tard il quitte son nid, de plus en plus tôt il y rentre, avant le coucher du soleil.

Maintenant ce sont des voix menaçantes, grondantes, qui percent les parois de son nid, aucune n’est la sienne.

À partir de là, il se lève à tous les levers de soleil, et revient après son coucher, il se renferme de plus en plus profondément en lui-même, son esprit nous est de moins en moins accessible. Nous ne sentons plus qu’une plaie qui s’ouvre de plus en plus, qui se déchire, en longueur, chaque jour un peu plus. 

La saison de l’oxydation des feuilles passe, l’eau qui tombe du ciel commence à devenir flocon et son esprit commence à crier à l’aide. 

Juste après le gel matinal, nous le voyons, il marche, c’est un arbre taillé sur la longueur, les branches vides de sève, le ciel est gris, le temps est froid, le soleil est si loin, les voitures passent, il tousse.

Son esprit s’ouvre d’un seul coup à nous. Pendant que nous décodons toutes ses émotions, il fuit, il ne se sent pas vivant ou si peu, il aimerait disparaître. Doit-il vivre et au nom de quoi ? Pourquoi est-il écrasé par le monde, par la vie qui lui est imposée ? Le monde n’est que brouhaha, constat écrasant, cauchemar inarrêtable, étouffant, suffoquant continuellement. Solitude mentale, pièce sans porte, douleur béante, son cœur est une éponge grossissant jusqu’à éclater de l’intérieur, ressentant tout, mais incapable de communiquer ce qu’il ressent, son amour, sa tristesse, sa solitude. Il se sent coincé dans un corps noueux qui n’est pas le sien. Il veut vivre et non, il veut aimer et ne plus rien ressentir, il veut exprimer ce qu’il pense, tout en se taisant à jamais pour ne pas participer à ce bruit constant et inutile, au son écrasant de la vie.

Sortis de notre assimilation, nous le retrouvons vite, sur le pont, en équilibre au-dessus des flots, il saute. 

Il se laisse couler. Grâce au vide des rues provoqué par le froid, nous pouvons le tirer discrètement de l’eau pour l’emmener à l’abri des regards, à l’abri de la mort, nous l’espérons. Nous n’arrivons pas du premier coup, le courant se fait joueur, et le temps joue contre nous, il n’a pas beaucoup de temps. D’une branche bien placée, nous le tirons du liquide fou, et l’emmenons dans les profondeurs de la terre, au milieu des racines, pour qu’il ne meure. La terre elle-même occupée à le sauver.

Nous profitons pour l’étudier lui et ses affaires, de plus proche, chaque pore de peau est parcouru, chaque cheveu feuilleté, chaque tissu mâchouillé, chaque neurone regardé avec soin, ses objets sont fascinants, cette boîte métallique, ces cahiers, ces livres, nous éprouvons beaucoup de sympathie depuis leur apparition, malgré la douleur nécessaire pour les créer, bien moindre que le sang requit pour créer la boîte musicale. Les humains ayant la fâcheuse tendance à nous brûler dans chacun de leur excès de bêtise, brûler à tout prix les sources de connaissance. La boîte dégage une forte souffrance, du sang, elle produit des sons, un de ces sons surprit un écureuil quand on appuya dessus, composé d’un ramage de fer, de plastique noir, de nombreux éléments toxiques pour nous. Étrange. Notre pensionnaire dans sa quiétude terreuse sourit dans son sommeil brun. Pleurant tantôt de joie. Nous nous infiltrons en lui, pour comprendre son cœur, son âme, son ventre.

Nous lui redonnons toute l’énergie qu’il devrait posséder, nous laissons aussi un peu de nous dans son corps, pour le comprendre, pour le suivre, pour voir son monde, pour ressentir son intérieur. Sentir ce que c’est l’existence d’humains dans un monde comme celui-là.

Nous laissons notre marque et dès que nous le sentons hors de danger, nous le portons, à vue, à l’air libre. Sur un ponton lointain, à la vue des frétillements humains. Une de ses congénères le trouve, s’acharne sur une de ses boîtes de métal et de sang, un véhicule blanc arrive avec plein de petits hommes en blanc, ils le portent avec énergie dans le véhicule, notre voyage commence, notre immersion dans le monde des hommes. 

Après noir rien, nous sommes en lui, turbulence du trajet, son corps ne le vit pas très bien, il ouvre les yeux, nous voyons, petite pièce blanche, couleur mortifère ou de la douce pluie, chambre sombre, il les referme.

Il est réveillé, secoué, par un de ces humains en blanc, il lui parle, ses lèvres bougent, et les oreilles, nos oreilles, étrange, entendent un ensemble de variations d’ondes, un langage encore inconnu pour nous, nous nous contentons de le comprendre à travers les émotions que nous sentons en nous, nous comprenons l’intention, il est si froid, mais malgré ça une pointe de joie maladroite arrive après les paroles, dans son sentiment de perdition, il ne se tuera pas à nouveau, pas d’aussi vite.

Malgré son froid façade, c’est l’homme en blanc qui semble le plus étonné. Nous avons fait le nécessaire pour qu’il vive et le médecin ne peut pas comprendre, ses savoirs, sa logique, sa vision déformée par ses croyances ne lui permettent pas de voir pourquoi il va si bien après avoir chuté dans l’eau, nous l’avons gardé et régénéré : c’est tout naturel qu’il vive. 

La magie n’existe pas pour lui, les arbres ne communiquent pas, et les poissons n’ont pas de conscience.

Nous marchons dans la rue, il marche, nous le voyons autant de l’intérieur que de l’extérieur.

Il rentre dans son nid, son géniteur l’attend, ainsi que son amie proche, il semble heureux de cette deuxième apparition.

Nous réduisons notre lien pour la nuit, il y a des moments qui blesseraient à être partagés et il ne doit pas découler de la souffrance de la tendresse.

Nous restons donc en extérieur. 

Pluie, brume légère, gel, bruits, rosée glacée, soleil apparaissant.

Nous laissons planer notre énergie pour le suivre, se relayant, le réintégrant lentement, il flotte sur les pierres, nous ne le quittons pas un instant, à part dans quelques bétonnées rues.

Grand bâtiment blanc, nous nous intégrons entièrement en lui, il entre, que du gris, odeur asphyxiante, stress, mouvement de fond, fourmis s’entrechoquant dans tous les sens, minusculement, communiquant à l’aide de leur lourd dialecte, effluves affreux.

Il avance, il tient son chemin, passant entre les humains, les discussions vides de toute texture, d’énergie, d’émotion, table blanche sur fond d’ennui, il essaye de rester éveillé, nous essayons, mort intérieure, nous survivons, porte blanche, mur blanc, visage blême, voix creuse, rire poisseux.

Il fait nuit, il sort, entouré de ces fées rieuses, son intérieur profond nous est malgré tout fermé, laissons-lui ses pensées, mais nous voyons, nous ressentons, il sourit, étrange espèce.

Il rentre lentement chez lui. 

Notre vision est-elle terminée, quel intérêt à continuer, l’esprit humain est boiteux, il est heureux, nous n’avons plus rien à faire pour lui et nous ne retournerons pas dans ce bâtiment blanc, trop désagréable.

Les bourgeons sont encore lointains, les cailloux ont-ils assez d’énergie pour rappeler la sève et relancer la pousse dans un arbre foudroyé ? Amassons les galets, rassemblons les rochers, et recouvrons-les de terre, de boue, de neige, jusqu’à la prochaine lune et nous verrons. Notre jeune homme, ne serait-il pas temps de l’oublier, de le laisser revenir à sa vie d’humains sans interférence de notre vieille conscience, redevenir lointain ? Nous verrons, nous voyons toujours. 

Nuit brumeuse, mauvaise pour la vie, des souris meurent. Soleil lointain s’approchant des montagnes, il sort, les feuilles lâches tombent, il marche, la terre est froide, il se lèche les lèvres, l’eau est dure, il chantonne, les branches se détendent avec la chaleur, une fée le rejoint, avec une barbe épaisse, un sourire modeste, un manteau fuyant, des habits de plastiques colorés, l’écureuil dort.

Il entre dans le bâtiment. Brouhaha constant, piaillement de quelques oiseaux, regards piquants, nuages prêts à pleurer, des groupes discutent dévorant du regard les passants avec des yeux avides, crachant leur peur sur les autres, sur lui, l’autre, le solitaire, le voulant, voulant le posséder, lui le grand blond silencieux, pavaner à ses côtés, traduire de lui ce qu’ils veulent, se vanter de sa préséance, mais le connaissent-ils ? Bruit, odeurs, foule, explosion de peur, reste figé, il crie silencieusement, et repart en arrière, lentement, puis à toute allure, sort du bâtiment, court vers quelque part, nous frôlant, inarrêtable, trottoirs, route, rails, bus esquivé, cris de passants effarouchés, gueulade de passants fiers, course enivrante, affreuse, bouillante et froide, fantastique, libératrice, fuite cauchemardesque et sans rupture, les pieds martelant le sol froid. Bruits l’assaillant, de toute part, véhicule en métal crachant des fumées, l’attaquant. Les ondes de partout, brouhaha assassin, course interrompue par la chute d’un jeune homme en vélo orange, il le rattrape au vol, le remet debout, le garçon l’insulte, lui crie dessus, le relançant dans sa course de solitude, toujours plus effrénée, pour s’arrêter à un pont, tout revient toujours à l’eau.

Nous prenons le contrôle, de son corps, de son esprit, quelque instant, effaçant l’envie de sauter et lui indiquant où nous rejoindre. Nous nous retirons complètement de lui, pour contrebalancer toute la violence de notre incursion. Nous le laissons.

Tous nos sens sont en éveil, déchirant du béton pour se calmer, respire jeune homme et arrive vite.

Ombre entre les branches, il avance, il se faufile tassant les feuilles mortes.

Arriver au point que son cœur lui indique. Pile à l’endroit où il devrait être.

Il nous interpelle, il questionne, dans sa langue que nous comprenons maintenant : « Pourquoi l’existence m’est-elle si vaine, si absurde, si triste, si solitaire, si affreuse ? Je pleurerai à chaque instant, s’il m’arrivait de pleurer. Je n’arrive pas à vivre comme les autres, à être heureux, cela me semble simulacre, torture, ennui infini, cauchemar d’où aucune réalité meilleure ne surgirait, une vie entre terreur blanche et noirceur sentimentale. Passant mes journées coincées dans cette arène, à jouer au loup, obligé de jouer à un jeu inutile, d’alliance, de mensonge et de fausseté. Coincé dans cette prison, obligé à mourir en silence, pensant à la mutilation pour pouvoir en sortir, me menaçant, le bras prêt à me charcuter pour fuir ce temps infini, pour ensuite pouvoir sortir et être obligé de continuer de jouer à ce jeu géant de bêtise, de haine, d’amour, de fausse tendresse, de bêtise et de haine, j’en peux plus, je veux mourir, laissez-moi disparaître, laissez-moi couler au fond de cette eau, capable d’avaler mes peurs, mes douleurs, laissez-moi mourir, ce n’est que face à la mort, face au torrent, face au destin tragique, que j’arrive pendant quelque instant à vivre, à ressentir, à exister, à être. »

Nous comprenions.

Jeune homme, nous t’avons entendu, prend cette baie entre nos racines, place-la sous ta langue entre tes dents, et la possibilité, la proximité, de la mort te rendra vivant et te permettra d’être, suis ton instinct, fais ce qui doit être fait, arrête de subir ce monde blanc. Nous avons parlé.

Il est parti depuis, avec quelques amis, construire un autre monde, dans les prairies du sud. Un jour, il tombera dans un élan d’enthousiasme et l’une de ses dents crèvera le joli fruit rouge, et de son cœur poussera un chêne.