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Villecomte-sur-Belais, le 17 mai 1956

         Petite Marguerite chérie,

 

      Déjà trois lettres auxquelles tu ne réponds pas. Aurais-tu oublié ton vieux père ? As-tu déménagé ? Ou peut-être simplement mes lettres ne seraient-elles jamais parties ? La surveillance s’est resserrée ces dernières semaines, et j’ai cru comprendre par Rémy, le jeune employé de la poste, que les lettres adressées aux femmes ne partaient plus. Il m’a promis qu’il essaierait de faire passer celles que je t’écris, à l’occasion d’une de ses rares tournées à l’extérieur du village ; mais il ne peut pas être sûr qu’elles soient vraiment expédiées, car il est obligé de les confier à des intermédiaires, pour ne pas se faire pincer. Si seulement tu voulais me dire comment s’appelle cet homme qui partage ta vie, je pourrais envoyer les lettres à son nom. Pourquoi t’enfermes-tu dans ton silence ? Tout cela appartient au passé, n’est-ce pas ? Je t’assure que je ne t’en veux plus. Depuis que ta mère nous a quittés, tu es mon seul trésor, Grite, et je pense continuellement à ces jours que nous avons passés tous les deux, à nous redécouvrir, à nous connaître, avant l’arrivée de cet… homme. Je te demande une fois de plus de me pardonner, et d’oublier cet horrible malentendu. 

     Raconte-moi ta vie, Grite, je t’en prie, envoie-moi des phrases pleines de fleurs, de robes et de parfums, je meurs d’asphyxie dans cette ambiance mâle. Villecomte crève de virilité chronique, mais aucun des villageois n’ose se l’avouer. En souffrent-ils ? Y pensent-ils ? Quoi qu’il en soit, il nous est strictement interdit d’en parler. La délation fait rage, Marguerite, et depuis la dernière fois que je t’ai parlé au téléphone, lors de mon voyage à Clermont-Ferrand, il y a un an et demi, la situation s’est terriblement aggravée. 

      Tu te souviens de Roger Plandon, le ferronnier de la rue des suffragettes (rebaptisée depuis rue du Maréchal Juin) ? Un de ses apprentis, Jean Dulong, un jeune gars qui avait l’air pas bien futé, c’est vrai, mais pas mauvais bougre pour un sou, a découvert que Roger avait mis sa mère à l’abri au village de Saint-Aumer, à 8 kilomètres d’ici, chez un de ses cousins au deuxième degré. Tu sais, sa mère, c’est elle qui avait toujours ses rhumatismes, ça lui faisait un mal de chien dès les premières fraîcheurs. Roger, il a toujours vécu avec sa mère, et dès la mort du père, c’est lui qui l’a prise en charge, il l’a nourrie, il l’a soignée, un vrai mari pour elle. Alors, quand la Mairie a collé sur tous les murs du village l’avis de proscription des femmes, sans distinction d’âge, de condition ni de santé, Roger ça lui a déchiré le cœur, il ne pouvait pas imaginer mettre sa mère à la rue, la laisser crever toute seule avec ses rhumatismes et ses soixante-dix-huit ans. Roger, c’est peut-être un des derniers de chez nous qui ait encore du cœur, avec le petit Rémy. Il l’a donc confiée à son cousin, et depuis ce temps-là il allait lui rendre visite tous les trois jours, en partant sur sa mule une fois la nuit tombée, pour que personne ne l’aperçoive. Il prenait par le bois de Montfort, pour contourner les barrages postés à la sortie du village sur la route de Maubray. Eh bien ! l’apprenti — il y a peut-être là-dessous une histoire de rancœur, quelque chose qui s’est mal passé à l’atelier, une petite vexation devant les collègues, va savoir —, il l’a dénoncé, tout bonnement. Et du jour au lendemain, voilà que les gendarmes arrivent à l’atelier, pincent Roger et le mettent au trou. Il y est resté six mois, et je peux te dire qu’il a l’air marqué maintenant. Pas un mot de son expérience, il s’est complètement renfermé, et travaille dix-huit heures par jour : tout ce qu’il a trouvé pour ne pas sombrer dans la haine ou la folie. L’apprenti est allé travailler à Milly.

       Grite, comment c’est là-bas, à Paris, dans les rues et aux terrasses des cafés ? Comment sont-elles, les femmes du beau monde ? Portent-elles toujours des bas nylon, et leur sourire s’épanouit-il toujours parmi les fleurs de leurs robes légères ? Je les imagine toujours aussi belles, et toi plus belle encore au milieu d’elles, ma Grite. 

      Tu sais, ma fille, ce sont des choses dont je peux te parler désormais. Tu as vingt-quatre ans, et je peux imaginer quelle vie tu mènes à la capitale, depuis cinq ans que tu m’as quitté pour suivre cet homme. Contrairement à ce que tu pourrais croire, ce n’est plus le désir des femmes qui me tracasse aujourd’hui. Si ce n’était que ça, la Mairie y a pourvu. Une fois par semaine, le vendredi en fin d’après-midi, un ramassage collectif est organisé, aux frais de la municipalité, et emmène les villageois à Tholon pour aller voir les filles. Mais surtout, qu’aucune d’entre elles ne mette les pieds à Villecomte. Visites strictement interdites. Le conseil municipal ne reviendra pas sur sa décision du 9 mai 1952. Un peu plus de quatre ans déjà. Et pour moi, des décennies que je ne t’ai pas vue. Sache que je ne participe jamais aux sorties pour Tholon. À bientôt cinquante ans, j’ai appris à renoncer à vivre. D’ailleurs, depuis que ta mère est partie, je ne cherche plus la présence d’une femme dans ma vie. 

      Mais une vie sans femmes, un village sans femmes, est-ce concevable ? Imagines-tu la place du 14 juillet, sans froufrous et dentelles, sans cris d’enfants ? L’éternel jeu de pétanque, et son lot de bérets crasseux, voix engluées de gros-plant, sarcasmes pâteux. Tu dois encore te rappeler la terrasse du « Plein soleil », n’est-ce pas ? Je t’écris à la dernière table sur la droite, celle qui est juste à l’ombre du marronnier, un peu à l’écart. J’essaie de rester discret, mais comme ça fait des années qu’on me voit toujours un calepin et un stylo à la main, on ne m’interroge pas trop (tu te souviens des petites histoires que j’écrivais après la classe, pour les raconter le lendemain aux petits ? J’adorais voir surtout les yeux des fillettes qui s’écarquillaient d’étonnement. Leurs petits yeux verts, bleus, bruns me manquent férocement). Et Maurice qui se plaint à chaque fois : « Alors, Guillaume, arrête de faire ton ermite, approche-toi des copains ! Quand est-ce que tu arrêtes de nous faire la gueule ? Ah, ces Mêssieurs… » Elle était plus aimable, sa Magali, avec elle on avait envie de rire et de parler de la pluie, du beau temps, de la campagne et des amis. Maintenant, il n’y a plus rien, le soleil s’est voilé avec son sourire. Soi-disant, elle « fricotait », la petite, d’après Maurice, « comme toutes les autres. Les femmes, il faut pas les laisser en liberté, c’est un poison qui vous tuerait à force d’agir sournoisement ». Maurice est conseiller municipal. 

      Grite, j’aimerais tant que tu me reviennes, que tu arraches ces avis encore collés sur les murs, que tu scies tous ces barreaux qui me retiennent prisonnier loin de toi. Reviens t’installer dans ta chambre de jeune fille, où ta photographie au-dessus de la commode me parle tous les jours de toi. Mais je sais que je rêve. Plus rien ne sera jamais comme avant.

       Ma petite, je t’embrasse très tendrement, et rends grâce au ciel que cet inconnu t’ait arrachée à temps aux griffes des Villecomtois.

       Ton père qui t’attendra éternellement.