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   L’obscurité occupait le couloir très étroit de l’avenue 101, qui étouffait sous l’assaut des hommes en quête de plaisirs charnels. Cette ruelle, connexe à l’artère principale tracée le long du centre-ville de Kitshanga, vivait au rythme d’un phénomène maléfique. Derrière des murs en parpaings noirâtres, dans une ambiance surchauffée, le sexe féminin s’échangeait contre des billets de banque.

   D’abord, aux heures tardives, les magasins, les alimentations, les pharmacies ainsi que les stations-service fermaient pour laisser place au business de la prostitution, très florissant dans la venelle recouverte de macadam. Ensuite, les boîtes de nuit se relayaient pour jouer de la musique envoûtante, signant ainsi l’arrivée des filles par petits groupes. Leurs visages grossièrement fardés couplés de longs cils englués de mascara trônaient sur des jupettes au ras de fesses qui laissaient apparaître au gré de déhanchements saccadés des cuisses séduisantes sur des talons exagérément hauts. La foire du sexe commençait par la consommation de l’alcool, puis de la drogue en quantité débordante.

   Les rues grouillaient, à cet instant-là, de monde. Et l’insécurité, de manière démesurée, régnait en maître à cause de fréquentes bagarres entre les clients et les maquereaux. Au même moment, les gens se retiraient dans les parties inaccessibles aux rayons lumineux distillés par les regards indiscrets des réverbères royalement dressés. Les conversations tournaient autour du prix de la passe. Parmi les filles, l’on comptait des mineures aux corps charnus qui, faute de moyens, avaient quitté l’école. Ces dernières, issues pour la plupart de familles démunies, acceptaient de se livrer aux rares fortunés en quête d’un instant de plaisir.

   Dans de nombreux recoins de la ville, sont légion des endroits appelés QG, pour éviter à celui qui les prononce de dire ouvertement « Quartier Général ». Ce sont des officines de vente de boissons et autres stupéfiants, disposant d’une ou plusieurs chambres pour accueillir les vicieux. Plusieurs jeunes filles y sont employées officiellement comme serveuses, et officieusement comme prostituées. Toute la recette revient au patron ou à la patronne dont la protection est assurée par les policiers. En certains endroits, ce sont même ces agents ou leurs femmes qui en sont responsables.

 C’est dans cette atmosphère hautement éprouvante que j’attendais mon dernier client, avant de me retirer définitivement de cette vie de catin. Vêtue d’une courte robe moulante grise assortie d’une nuisette bleu sombre, une longue fleur enveloppée de pétales amande finissant sur une tige en vert-de-gris était brodée sur ma poitrine gauche. Le dos contre l’une des façades du couloir, mon sac à main contenait l’arsenal indispensable d’une professionnelle du sexe. J’y avais dissimulé un lubrifiant pour esquiver les déchirures, un paquet de préservatifs pour contrer toute infection et un couteau. J’avais soigneusement préparé cette arme blanche pour me protéger de ceux qui ne maîtrisaient pas leur libido. J’attendais, en bon enfant, le prochain homme prêt à me donner un pécule pour une partie de jambe en l’air à l’hôtel B10, où je recevais habituellement mes clients.

  La veille, les humanitaires étaient à nos portes, couverts, tous autant qu’ils étaient, de slogan « Non à la prostitution ». Toutes les filles de l’avenue 101 furent gentiment accostées. Ils promirent de me former à une activité génératrice de revenus, à condition que j’abandonne cet univers scabreux. J’acceptai cette proposition qui venait à point nommé, car j’étais sur le point de rembourser la totalité de ma dette envers Miss Dona, mon ancienne patronne. Il ne me restait plus qu’une journée de travail et je pouvais dire adieu à cette vie de débauche, où je fus précipitée dans mon adolescente.

*

* *

   Mon calvaire commença le jour où je quittai mon faubourg villageois de Kiwanja pour continuer mon cursus scolaire dans la cité de Kitshanga. J’avais quinze ans. Mais, mon corps de top-modèle et mon teint clair de métisse entretenaient des fantasmes dans le cœur des hommes. En tout temps, je recevais des avances de mes voisins, même ceux qui étaient mariés, des enseignants ainsi que de mes condisciples au lycée.

  Un jour, Franck Mahamba m’accosta dans l’encoignure que forme notre habitation et celle de son père, un des personnages les plus puissants de la ville. Ce jour-là marque la perte de ma virginité. D’une force largement supérieure à la mienne, il m’étreignit contre un mur ; puis il s’introduisit brutalement en moi. À chaque va-et-vient, la douleur s’emparait littéralement de mon corps d’adolescente. À la fin, j’étais en pleurs et mon orifice vaginal bavait du sang.

   Trois mois plus tard, je surpris la discussion de ma tante et de son mari dans la véranda. Elle lui disait : « Si c’est positif, on fait couler cela ».

   Le père de Franck avait fait fortune dans l’exploitation de ses concitoyens. Ce richissime homme d’affaires, propriétaire d’une importante firme d’extraction minière, semait la désolation dans son entourage. Arrivé des confins de cette province, il avait commencé par installer une unité de prospection avec d’autres associés dont mon oncle. Lorsque la petite société aborda sa maturité, il évinça frauduleusement le reste des fondateurs, pour être le seul maître à bord. Il réussit ses coups perfides avec la complicité de la haute sphère administrative de la ville de Kitshanga. Mon oncle, très outragé, le répugnait comme la peste.

  Le test de grossesse fut positif. Et suivant mon intuition, je refusai d’avorter lorsque ma tante et mon oncle me le proposèrent. Ils me mirent donc à la porte.

   Les mains grandement ouvertes, la rue m’accueillit. Six mois plus tard, j’accouchais Sylvain Mahamba, un beau bébé, qui me fut arraché par la famille de son père, Franck Mahamba. Déscolarisée, livrée à moi-même, je sombrai dans la débauche, loin de mon enfant.

   Miss Dona, une puissante maquerelle, baronne de l’érotisme dans cette portion de route, me repéra puis elle m’intégra dans le groupe de filles qu’elle exploitait comme prostituées de luxe, dans sa demeure transformée en buvette. L’alcool y coulait à flots et nos clients, agents humanitaires, marchands, touristes, fonctionnaires, hommes d’affaires, autorités locales s’offraient nos charmes à prix d’or. 

   Ici, à Kitshanga, l’intempérance se fait au grand jour, amplifiée par l’atmosphère délétère de cette cité carrefour où se mêlent pauvreté, surpopulation et méfiance ethnique. Cet amalgame pernicieux alimente le commerce charnel au grand bonheur des souteneurs installés à la faveur de la crise politico-militaire que traverse le pays. Ils s’enrichissent sur le dos des filles esseulées comme moi, menacées de représailles si on tentait de se libérer de leur emprise.

   Pendant des années, Miss Dona m’obligea à enchaîner les passes, afin de rembourser l’argent qu’elle me donnait pour mes besoins personnels. J’avais à peine le temps de faire une toilette intime, pour effacer les cendres des brutalités masculines, que je devais prendre un autre client. Je dépensais une fortune en parfum et produits de beauté, pour paraître toujours désirable, ce qui augmentait le montant de ma dette auprès de ma patronne.

  Pour me libérer de son joug, je rejoignis l’avenue 101 où j’opérais à mon compte, lui promettant toutefois de m’acquitter de mon dû. Je ne voulais pas essuyer la colère de Miss Dona, car elle dirigeait un vaste réseau de proxénètes violents, qui bénéficiaient de la complicité de la police et des autorités locales.

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* *

   J’attendais donc mon dernier client, quand une silhouette apparut à l’horizon. Elle marchait à grands pas, réduisant la distance qui nous séparait. De larges oreilles décollées fleurissaient son crâne bombé. Même le règne de l’obscurité dans les environs, ne m’empêcha pas de lire sur le visage juvénile de cet homme un pic de testostérone en ébullition prête à jaillir à la moindre provocation. Sa volonté manifeste de ne pas tarder dans le marchandage présageait une somme réconfortante après la passe. On arpenta les innombrables flaques d’eau qui jonchaient le bitume fatigué ; des échoppes, des clients et des filles en discussion, et tout cela à perte de vue ; puis on déboucha sur le chemin qui longe l’hôtel B10, un petit bâtiment bleu. Il affichait une enseigne rectangulaire rouge, scintillant comme un sapin de Noël. Harcelés par les premières gouttes de pluie, on se précipita à l’intérieur. On traversa à tâtons un perron pour rejoindre la chambre 19, celle que j’avais prise en location pour recevoir mes visiteurs. De fines particules lumineuses sorties de la vieille ampoule accrochée au plafond laissaient voir des murs dont la couleur oscillait entre cuisse de nymphe et rose saumon.

  Cette nuit porte les souvenirs des ébats les plus caustiques de ma longue carrière. Hormis son apparence juvénile, mon client possédait une forte corpulence digne d’un gladiateur. Il s’approcha de ma bouche, caressa mes lèvres assoiffées qui burent les siennes dans un baiser inouï. La moiteur m’envahit, nos cous s’entrecroisèrent, son oreille droite refroidit ma joue, mes mains parcoururent deux montagnes de chairs au-dessus de ses cuisses, puis s’attardèrent dans le creux de son dos. Ses trémoussements, précédés de violents coups de torpilles dans mon vagin, transmettaient à mes nerfs une douleur mêlée de plaisir. Nos hanches se frottaient dans un bruit démentiel. Mes cris, semblables à des jappements stridents, s’étouffaient dans le silence des murs de l’hôtel. Enfin, le jeune homme déversa en moi un épais volume de sève. Le front en sueur, il retomba lourdement sur le lit dans une respiration saccadée. Il me plaisait bien parce qu’il n’était pas chichiteux comme certains clients qui voulaient absolument toutes les positions dignes des films pornographiques.

  Ayant repris ses esprits, il sortit son portefeuille et me donna une masse d’argent largement supérieure à mes attentes. C’était l’équivalent d’un mois de salaire. Parfait ! J’allais pouvoir rembourser Miss Dona et partir le plus loin possible de cette enclave diabolique. Pendant que j’arrangeais ma tignasse hirsute, il fit tomber par maladresse sa pièce d’identité sur le tapis poussiéreux. Animée d’un sentiment de gratitude envers mon bienfaiteur, je me dépêchai de la ramasser afin de la lui remettre. Je fus choquée par la découverte inopinée de son nom. Mes yeux se remplirent de larmes, qui s’aventurèrent sur mes joues pour terminer leur course au sol. Je relus le nom de sa mère, ainsi que celui de son père. Je répétai, sonnée : Syl-vain-Ma-ha-mba, Syl-vain-Ma-ha-mba...