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Pour évoquer ce dialogue avec mon père, je pense d’abord à la sagesse des Akan, le Sankofa, symbolisé par l’oiseau qui, en plein vol, tourne sa tête vers l’arrière et tient dans son bec un œuf.
L’œuf, c’est un peu le passé, les valeurs familiales et tribales. Sans ce lien avec l’ancien temps, nous ne sommes rien.
Et ce qui vaut pour les Akan, doit compter aussi pour les autres peuples du monde. Du moins, je le pense.
 
Ah au fait, pardon, je ne me suis pas présenté. Je me nomme Blaise Kouassi, on m’a donné le surnom de petit python, référence à mon père, le python, l’un des plus grands lutteurs d’Afrique de l’ouest, auteur de deux passages glorieux aux jeux de Moscou et Los Angeles, dans les deux plus grands pays de lutte olympique.
 
Au menu pour mon paternel, luxations du coude, oreilles en chou fleur et faiblesse latente au niveau des chevilles.
Pour le village, c’était une légende. Un homme de la tribu avait lutté à armes égales avec les blancs, vingt ans après les indépendances. Pas de médaille mais la reconnaissance des siens.
Ce père, qui avait marqué les annales de la lutte ivoirienne, était issu d’une longue lignée de combattants, tant sur le plan de la lutte traditionnelle que sur celui de la politique. Honneur, droiture et fierté sont les mamelles spirituelles de ma tribu. Nous ne nous couchons jamais. Ni devant l’or, ni devant les coups.
Nous faisons partie de ce peuple à cheval entre la Côte d’Ivoire et le Ghana. Majoritairement chrétiens à la sauce africaine, coureurs de jupons et matrilinéaires, peuple de paisibles paysans et de rois constitutionnels (N’Krumah et Houphouet Boigny).
 
Mon père, vieille branche fragile, m’attendait dans sa case faite de ses mains, il n’était plus que l’ombre du grand sportif qu’il fut, lui restait juste cette poigne du démon. Il avait la tête des mauvais jours car il connaissait mes idées de voyage.
 
- Ainsi tu pars ?
 
- Comme toi, père. Je quitte l’Afrique, mais pour aller en Asie centrale cette fois.
 
- Pour la lutte ?
 
- Oui, père, je vais essayer de faire briller les couleurs de notre tribu en m’entraînant dans ce pays qui est un grand de notre sport.
 
- Mais tu ne fais pas partie de la sélection olympique. Tu sais bien, Blaise, que je continue à lire les résultats sportifs avec attention. Tu as participé aux championnats d’Afrique mais tu n’as pas pu parvenir au cran supérieur. Le petit python a encore du chemin à faire pour égaler le prestige du python, le grand étrangleur de la forêt, le petit homme aux bras d’airain, l’Hercule d’Afrique. Tu es jeune et je suis vieux. Je ne peux plus combattre comme jadis. Quoi que tu fasses, tu dois honorer ta famille et ta discipline. Ne nous oublie pas. Après t’être formé, tu devras revenir ici.
 
Il avait appuyé sur le mot discipline, je sentis à ce moment qu’il devait savoir ou se douter de quelque chose mais il ne dit plus rien et partit dormir dans sa chambre. Je ne pus saluer sa dernière femme, absente pour des raisons commerciales.
 
Je repensais sans cesse à ses mots dans l’avion qui me menait dans cette obscure république d’Asie centrale où je devais combattre.
Un métis russo-sénégalais m’avait invité à combattre dans ce pays inconnu. Il m’avait vu œuvrer sur le tapis lors du championnat d’Afrique de lutte à Dakar puis, convaincu par ma valeur, il m’avait branché au culot.
Pas pour de la lutte classique, mais pour du combat libre. La mode du moment. Le sport qui allait effacer tous les arts martiaux.
A la clé, et ça, je ne pouvais le dire à mon père, de belles bourses sonnantes et trébuchantes.
Il avait promis de me payer un entraînement béton en boxe et en techniques de jambes. Il tint parole.
Pour le sol, le petit python faisait le reste, avec des bras qui vous écrasaient la tête, patiemment.
 
Nous étions des curiosités dans la ville où nous logions. Les gens vivaient loin du mondialisme et ne voyaient des noirs que dans les films, les matchs de foot et les clips de rap.
Mais après mon premier combat victorieux, ils m’appelèrent le python, et le métis, qui me servait de manager, joua sur la légende du serpent constricteur africain pour m’habiller de pied en cap.
Je combattis ainsi dans tout le pays pendant deux ans, sans revenir en Afrique.
Le village me manquait mais il y avait tout le temps des combats à mener et de l’argent à gagner. De temps en temps, je donnais de fausses nouvelles et envoyais mandats. Dans ma correspondance, je parlais de mes entraînements dans ce pays dédié à la lutte, et de mon modeste travail de réceptionniste.
Nous vivions à l’hôtel et nous menions une vie dispendieuse. Au menu sport, douleurs et noces endiablées. Le tout à cent à l’heure.
De fil en aiguille, mon nom fut sur beaucoup de lèvres, je finis donc par combattre à Moscou et à Pékin, dans une division supérieure.
Les coups que je recevais étaient plus lourds, plus marquants.
Les adversaires que j’avais devant moi étaient des professionnels aguerris, d’anciens champions des divers sports de combat et non de simples bagarreurs de tavernes.
Mon visage gonfla un peu. Je n’avais plus ce faciès vierge des ravages du ring.
 
Que penserait mon père en me détaillant ?
 
Un journaliste francophone apprit mon existence. Il avait un projet bien dans l’air du temps : faire un documentaire sur les Africains qui évoluaient sur les rings du MMA aux quatre coins du monde.
C’était un mec sympa, il sut me convaincre sans peine et scella une partie de mon destin sans le vouloir car un membre du village vit son film sur Youtube.
Il ne pensa pas à mal en allant discuter le coup avec mon père. Vous pensez bien, le fils du grand lutteur Kouassi, le python, briller sur les rings asiatiques et russes devait être une consécration pour mon vieux.
 
Il se trompa lourdement.
 
Mon père n’était pas du tout dans cette disposition d’esprit. Pour lui, le combat libre représentait les nouveaux jeux du cirque, une boucherie sans honneur et il ne jurait que par la lutte. Lutteur libre, il acceptait la gréco-romaine ou les styles africains, mais la cage, non. C’était une déchéance, car nous étions des hommes libres.
Il m’envoya un mail sanglant m’intimant d’abréger au plus vite mes aventures russo-asiatiques.
Je devais obéir à cette injonction. Ce que je fis séance tenante.
 
Il m’attendit en se remettant au sport sous les yeux ahuris de notre clan. Deux heures de gymnastique le matin, de la course à midi et avant le réveil de la lune, deux heures de lutte classique. Selon les jeunes du village, il n’avait rien perdu de son pouvoir constricteur. Il concassait, étouffait, brisait, malaxait, écrasait, luxait, tordait, soulevait, bloquait et broyait à tour de bras.
Lent par la force des ans, il n’attendait qu’une chose, vous coincer les articulations et quand il vous saisissait, il ne vous lâchait plus.
 
Quand j’arrivai à l’aéroport d’Abidjan, quelques fans sur internet me saluèrent mais je n’avais pas le cœur à jouer la star, mon village m’attendait et je savais que j’allais déguster.
Après douze heures de route à l’arrière d’un tape-cul de brousse, je voyais enfin les cases du village et les enfants qui jouaient.
Mon père avait son survêtement de l’équipe nationale : «  Tu vois, je rentre encore dedans. ». Il me tendit la main, je la lui pris respectueusement et il m’arracha du sol pour me faire un enchaînement de double-Nelson.
 
- Alors, champion, c’est comme ça que tu combattais à Moscou et à Pékin ? C’est pour cette raison que tu es tout cabossé de la tête, avec ta face de phacochère ! Regarde-toi dans la glace, Blaise, tu es laid et lent !
 
Je ne pouvais me battre, je devais lui montrer du respect et de la soumission alors que j’étais capable de le soulever du sol.
Mon père avait soixante ans, et à cet âge, dans la brousse, vous êtes un ancêtre.
Il me dit qu’il n’était pas encore un vieux débris et que je pouvais y aller.
Je lui faisais honte, j’étais devenu un mercenaire.
Il me lança en plein visage tout son or, constitué d’objets de l’artisanat akan. C’était un sacré trésor dont j’ignorais jusqu’ici l’existence.
 
- Ta famille a plusieurs kilos d’or mais elle ne le montre pas et surtout, elle ne se bat pas pour le papier sans valeur des occidentaux. L’or fait tourner les têtes mais le nôtre est ouvragé, c’est de l’art et il ne quittera jamais la tribu. Des siècles de travail et de recherche. Tu vois, je suis riche, je n’ai pas eu besoin que l’on me paye pour me battre. Pas comme toi !
 
- Père !!! J’avais un ton implorant et pour tout dire, les larmes aux yeux par l’humiliation causée.
 
- Tu as jeté la honte sur notre village. Tu n’es pas seul, tu es issu d’une lignée, tu ne peux pas faire ce que tu veux, tu n’es pas un Américain ou un Européen. Akan, noir et Africain tu restes. Tu n’es pas un simple individu ! Tu as des valeurs, un passé et je l’espère un avenir. La tribu est l’arbre, tu es une de ses branches et tu devras penser au développement de ton nom. Tu vois, nous sommes loin de l’argent, du star-system et de ta barbarie.
 
- Qu’attends-tu de moi ?
 
- Nous allons nous battre et à la fin, quand tu auras reçu la raclée que tu mérites, je statuerai sur ton sort.
 
Je restais à l’écart, dans la case réservée aux visiteurs étrangers. On ne me parlait plus et on me regardait à peine. Je décidai de rester concentré sur ma routine : pompes, tractions, courses, frappes de sac, jeux sur les épaules et le cou, répétitions dans ma tête de mes prises favorites.
Cette exclusion symbolique dura une semaine.
Optimiste, je préférais penser que ce n’était qu’un mal passager.
Sans un regard, mon père m’indiqua le centre du village, le soleil ne s’était pas encore levé. «  Ce n’est pas un spectacle. » crut-il bon de rajouter.
 
Trois heures plus tard, nous étions encore en train de lutter. Aucun de nous ne voulait céder, mais je ne voulais pas non plus attaquer de toute ma rage mon géniteur. Il m’ordonna de me libérer. Je ressentais de la lassitude mais je ne voulais pas lui faire ce plaisir car il arborait son mutisme de combattant. Dans ces moments d’extrême tension, on ne pouvait lire dans ses yeux.
 
Le soleil continuait son ascension et je vis mon père commencer à perdre son souffle.
J’avais les cheveux noyés par la sueur et les yeux pris dans une gangue de sel. Je fis signe de m’arrêter. C’était l’heure où les muscles imploraient de la pitié. Je ne sentais plus mes os. De la fumée sortait de nos corps en miette.
Il nia toute fatigue et tenta de me mettre à terre frontalement.
Je le retournai et le pris enfin dans ma nasse, avec un geste qui sortait des bienséances olympiques.
Il se débattit de toute sa force mais ma prise était de fer et je serrai de toutes mes forces. Mon père n’était plus devant moi, ce n’était plus qu’un simple adversaire anonyme. Je me coulais dans ses articulations, cherchant à rompre toute circulation vitale.
En temps normal, au bout de trente secondes de guillotine, le lutteur qui m’affrontait cédait. Mon père était mué par son orgueil de chef de village. Il résista, plus avec les tripes qu’avec la tête, en restant muet.
 
La tribu nous regardait les larmes aux yeux, en silence.
 
Non, mon père ne voulait pas céder et il finit par s’écrouler dans un râle, définitivement vaincu.
Il n’avait plus de colère et ne m’en voulait pas. Je pleurai à chaudes larmes, j’avais tué mon guide.
 
- Non, tu as respecté un vieil adversaire. Tu as lutté frontalement et tu as dépassé ton père. Tu vas maintenant m’écouter et surtout m’obéir. Je n’en ai plus pour longtemps mais je ne regrette rien. Je veux que tu restes au village. Tu as vu notre or, il y a les moyens de s’établir chez nous. Tu vas rester à la maison et devenir le maître de lutte. Tu as appris beaucoup de choses en Europe et en Asie, à toi maintenant de partager ta science. Je veux que tu formes de vrais lutteurs. La seule richesse est dans la connaissance, ne l’oublie pas mon fils.
Il partit le sourire aux lèvres.
Je mis une heure pour lui fermer les yeux car je voulais garder gravé en moi son regard.
Son âme avait rejoint le monde des chasseurs éternels. Je le tenais chaudement dans mes bras. Il était plus léger. Mon cœur cessa de trembler, il retrouva un rythme plus tranquille.
En me tournant lentement, je vis tout le village, je n’étais plus ce renégat impétueux, ce gamin impatient, j’étais devenu un autre homme.