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      Il est déjà levé, j'entends le plancher qui grince doucement, les canalisations de l'évier glougloutent. L'insonorisation est mal faite, j'ai entendu qu'il s'est couché vraiment tard hier, c'est impressionnant, quand est-ce qu'il dort ? Pas de lumière qui filtre sous mes volets, mais ça ne veut peut-être pas dire grand-chose, ils occultent bien… Oui, quelle heure est-il, au fait ? J'ai envie de regarder mon téléphone, ma main se tend, tâtonne autour, le meuble de chevet, la pile de livres un peu usés que j'ai apportés. Mais pas de portable, bien sûr, puisque c'est lui qui l'a (je revois son geste, mon smartphone à côté des deux siens dans une petite mallette très épaisse, l'air blindé aux ondes, mais pas seulement, verrou à lecteur d'empreintes, et il l'emporte dans sa chambre qu'il ferme à clé aussi).

      Je m'extirpe du lit, des draps bien chauds, m'habille rapidement, il fait très froid dans la pièce. J'ai l'impression d'être aussi couvert que pour aller dehors, ma polaire zippée jusqu'au menton. Je sors de la chambre, dans l'odeur du pain grillé et du café qui donnent une sensation plus chaleureuse sans vraiment de raison particulière – en termes de température réelle. Il n'est pas dans le salon. J'observe un instant la table encombrée de matériel, les antennes alambiquées disposées en joyeux désordre high-tech, les faisceaux de câbles, l'ordinateur portable blindé déplié et allumé sur le verrou de session d'un système Linux. Un murmure de radio en fond subliminal – immédiatement, l'image d'un talkie militaire, mais non, c'est juste le vieux poste de la cuisine qui débite des actualités en captant très mal.

      Et Tony apparaît dans l'encadrement de la porte, cafetière italienne dans une main, il tient une assiette de tranches de pain toastées dans l'autre. Rasé de frais, col roulé impeccable, son grand sourire trop sincère pour vraiment l'être quand il me voit.

— Bonjour, Pierre ! Bien dormi ?

      Je hoche la tête, je n'essaye plus particulièrement de sourire, moi, par contre. Il ne s'en formalise pas – il doit bien comprendre. Un coup d’œil à la table encombrée, où il pose le café et les tartines grillées.

— Je vais chercher le beurre et les confitures.

      Il opine, je le contourne pour rejoindre la cuisine, en gardant un peu de distance sans y réfléchir, l'habitude est déjà là. Il n'a pas son holster sous le bras, mais je devine la forme du pistolet sous son pull, derrière, passé à la ceinture sans doute. Il me suit du regard un instant, toujours l'habitude installée durant ces jours partagés. La question récurrente me revient alors que je sonde le frigo pour récupérer les provisions aussi froides que le reste de la pièce. Insistante. Lancinante. Mais pourtant bizarrement abstraite, comme si je n'y croyais plus vraiment moi-même, comme si elle n'avait plus tellement d'importance au final, pour une raison quelconque.

— Peut-on dire que je suis un otage ?

— Non, pas un otage.

— Un prisonnier ?

— Plus probable.

— Le coopérateur forcé de quelque chose qui me dépasse totalement, de très très loin ?

— Indubitablement.

      Quoi que, peut-être pas si dépassé que ça. Le contexte est clair, après tout, n'est-ce pas ? Une base militaire de radars et d'interceptions, une station d'écoute clandestine qui détourne les flux chiffrés, un port de plaisance anodin, et le point de sortie d'un bouquet de fibre optique internationale. L'artère du réseau. Et nous, moi, le groupe, qu'est-ce qu'on cherche à prouver ? Un peu tout, je tourne et retourne la question maintenant, surtout en ayant pas grand-chose d'autre à faire. Peut-être qu'on voulait juste l'exploit aussi… Que je voulais surtout l'exploit. Alors ça serait juste ça, la recherche de l'exploit audacieux, qui m'a frappé, qui m'a aimanté droit jusqu'ici quand on a reçu ce message anonyme, puis les échanges téléphoniques sur portable « burner » à jeter à chaque usage… ? Puisque c'est moi qui voulais, qui ai lancé l'idée, qui suis sur le terrain au final, pendant que les autres font le boulot de fond… (Mais non, pense à l'engagement, la vérité doit ressortir, doit être dévoilée.) Je ne pense pas que Tony soit là pour la surveillance. Non. Le contexte est clair, oui. Pas les raisons. Qui es-tu, Tony, ou quel que soit ton vrai nom ? La même question au quatrième matin, pas tellement de chance que j'aie davantage la réponse. Je pose le beurre et les deux pots de confiture sur la table, fraise et orange, mes parfums favoris qu'il a l'air de bien aimer aussi – pour ce que j'en ai à faire. Je prends les couteaux ronds et les cuillères dans la petite desserte – le côté des couteaux à viande est vide, il les a cachés quelque part, c’est vrai, je le revois faire... J'imagine que sa position doit avoir sa part de stress aussi, après tout il ne sait pas tellement qui je suis – quoi qu'il ait dû avoir de bons debriefs –, je pourrais essayer de m'enfuir, de résister, de le tuer peut-être ou de le mettre hors d'état de me retenir ici plus longtemps. Mais il y a l'opération qui ne pourra plus être retentée – à moins que notre lanceur d'alerte obtienne miraculeusement un nouvel accès aux clés de chiffrement des échanges après le renouvellement mensuel. Il y a les machines d'interception que Tony tient de je ne sais où, ce matériel de dingue (classe militaire au moins, agence de renseignement, ou entreprise du top 100 des fortunes mondiales). Et puis il y a son 9mm. Et sa parole de ne pas s'en servir si je coopère. Pour ce que ça vaut.

      Il grignote un morceau de pain beurré, tourné vers l'ordinateur qu'il a déverrouillé à présent, son autre main tapote la dalle tactile de temps en temps. Il finit par lever les yeux, croise mon regard. Sourire poli :

— Nous avons du nouveau, le schéma de cette nuit se confirme !

Je repose la cuillère dans le pot de confiture, surtout pour prendre le temps de réfléchir.

— Vous voulez dire, quelque chose par rapport au pattern d'échanges de données que votre système a reconnu ?

Il hoche la tête, tout content :

— C'est un probable début de la négociation autour des modalités pratiques de l'accord et de… l'installation, oui, c'est le terme qu'on peut utiliser.

Le cœur qui s'emballe rate presque un battement… Oh, merde, alors on y est ? J'avale précautionneusement ma bouchée de pain à demi mâchonnée, ça passe assez mal. Il pointe l'écran avec sa tartine, continue :

— Depuis ce matin, les radars ont détecté une signature catégorisée comme anormale dans les eaux territoriales. C'est juste un yacht ou un bateau de luxe quelconque, vu le format, mais eux, là-haut, dans la base, savent qu'il y a autre chose derrière, et ils lui ont assigné un petit nom de code.

      Ça y est, l'excitation m'emporte, ce moment d'exultation quand on sent qu'on touche presque au but, à la vérité cachée qui dérange, qu'on va déterrer et mettre au grand jour… Tony semble le sentir, son sourire s'élargit, je ressens presque une connivence. Une complicité dans la quête de vérité. Presque. J'essaye de garder un ton détaché, calme :

— Et jusqu'à présent, pas de communications en provenance de ce… « yacht » ?

— Précisément, si ! Il y a eu les formalités d'usage avec des radios civiles, au port, mais depuis ce matin... (Il vérifie quelque chose à l'écran.) 6h58, exactement, le yacht et la base radar se sont mis à échanger. Là, depuis cinq minutes, il n'y a plus rien côté base, mais le bateau continue en satellitaire. On peut supposer qu'ils discutent des termes avec leur propre hiérarchie.

— Cette partie, j'imagine qu'on ne pourra pas y avoir accès ?

— Malheureusement, non. En revanche, pour ce qui est du premier échange, les clés de chiffrement sont nécessairement stockées quelque part du côté de la station radar.

      Alors, nous y voilà à nouveau… Un petit pincement au ventre, car il va me falloir bobarder encore, mensonge par omission… Pas exactement la finalité que le lanceur d'alerte voudrait voir pour ses leaks, je m'en doute trop bien…

— Vous voulez que je le contacte ?

Il me fixe, droit dans les yeux, ferme, mais toujours courtois.

— Oui, s'il vous plaît.

      Il sort le portable de sa poche, un petit smartphone basique encore inactif, juste sorti du blister. Je tire les films de protection, la languette d'activation de la carte. Il s'allume rapidement pour un engin aussi bas de gamme. Est-ce que le chiffrement intégral est activé par défaut, seulement ? Je navigue dans les interfaces, télécharge l'appli habituelle. Je garde le téléphone posé à plat sur la table, au milieu des miettes de pain, bien à sa vue. J'entre l'identifiant pour lancer l'appel chiffré de bout en bout. Mon doigt se suspend au-dessus de la touche virtuelle, un regard rapide à Tony. Il opine, geste d’invitation cordiale.

       Appel lancé. Mon cœur bat un peu plus vite, comme avant-hier, comme la fois précédente. Et puis toujours en fond la question qui tourne et revient sans cesse...

— Qui es-tu, Tony, ou quel que soit ton vrai nom… ? Et surtout, qu'est-ce que tu cherches à faire ?

*

 

— Vous croyez que c'est vraiment indispensable de détruire le portable à chaque fois ?

       Le vent nous fouette en bourrasques glaciales, siffle entre les chalets de vacances déserts. Il a enfoncé un bonnet sur ses boucles blondes, jusqu'aux oreilles. Je ne sais pas s'il m'a entendu. J'insiste un peu, je ne sais pas trop pourquoi, par fierté peut-être, car je sais que nous, notre équipe – donc moi seul sur le terrain – n'aurions pas mis les moyens de passer un smartphone à chaque appel. Surtout quand ça semble un layer de sécurité inutile.

— Vous savez, l'appli qu'on utilise emploie un chiffrement de bout en bout déjà. C'est un logiciel libre, développé par une assoc' qui milite pour la protection des journalistes, des lanceurs d'alerte, et de qui que ce soit qui se juge menacé par la surveillance de masse. C'est le seul système par lequel notre contact accepte d'être joint. Ce n'est pas pour rien… !

      Toujours pas de réponse, il est perdu dans ses pensées, ou n'entend vraiment rien. Une route à traverser, puis nous grimpons sur la digue, à présent plus rien ne nous protège du vent, le souffle est presque continu, mordant. Le ciel d'un bleu presque d'acier, lumineux, douloureux. À gauche, sur la falaise qui domine la mer, les dômes de la station radar, très loin là-haut au milieu de la garrigue clairsemée. Il faut faire de l'équilibre, presque sauter de rocher en rocher, avec le vent qui nous pousse, les mouvements sont aléatoires. Mes tennis sont trop lisses, Tony me rattrape alors que mon pied glisse dans un trou. Sa poigne est ferme, il a un petit sourire.

— J'ai encore besoin de vous, Pierre, ne vous cassez pas une jambe.

— M... Merci… !

      Plus de honte que de mal. Mais au fond je me demande, qu'est-ce qu'il aurait fait ? Si je m'étais cassé quelque chose ? J'aurais pu tout balancer aux urgentistes, à n'importe qui à l'hôpital, appeler de l'aide, la police, le reste du groupe, n'importe qui… Pour reconnaître mon implication, oui, mais une séquestration – relative – et des menaces implicites c'est d'un autre niveau. Est-ce qu'il m'aurait laissé arriver aux urgences… ?

Est-ce qu'il va me laisser partir de mon côté une fois qu'il aura ce qu'il voudra ?

      La question vient toute seule à la suite, la grande question que je veux éviter parce que je n'ai pas d'autre donnée en jeu que sa parole de me ficher la paix une fois tout terminé. Respire, oublie, n'y pense pas, pas maintenant, ça ne sert à rien de toute façon.

      Tony s'arrête, nous sommes à la moitié de la digue, l'emplacement habituel. Face à la mer d'huile, très sombre sous le ciel éclatant. Il dégante une main, fourrage dans la poche de son gros blouson de cuir.

— C'est une précaution qui ne demande pas grand-chose. (Sa réponse est sur le ton d'une conversation parfaitement banale.)

— Mais est-elle vraiment indispensable ?

       Le téléphone, sa batterie et sa puce sont au creux de sa main, il les regarde avec un vague amusement.

— Vous essayez d'améliorer les pratiques infosec de votre « groupe », au passage ?

Pour ça, il faudrait que je parvienne à imaginer pouvoir continuer nos actions militantes, et pas que j’aille finir au fond de l'eau avec les carcasses de portables quand Tony m'aura utilisé comme eux. Mais je ne dis pas ça, non.

— Je suis surtout curieux.

      Sourire indulgent. Il prend un peu d'élan, lance le téléphone et ses pièces détachées, qui décrivent une courbe assez aléatoire, petits éclats noirs sur fond azur, avant de toucher la surface dans une ondulation discrète.

— L'application est déjà un gage de sécurité face à la plupart des adversaires, vous avez raison sur ce point.

— La plupart ?

— Vous imaginez sans doute bien que nos échelles sont un peu différentes sur la question. Que je peux savoir quelques détails de plus du portrait général de la situation…

Je réponds à contrecœur :

— Je m'en doute un peu.

      Hésitation. L'envie de profiter de l'ouverture est brûlante. Allez :

— Vous êtes qui, en fait ? Un gouvernement ? Des corporate ? Je ne vous demande pas le nom de votre employeur, je ne suis pas idiot, mais… quel genre ? Quelle… échelle, justement ?

      Les ondes se sont dissipées dans la masse d'eau, il n'y a plus aucune trace du téléphone et de ses morceaux. Il remet son gant posément, prend son temps. Je lorgne son geste. Je commence à ne plus sentir mes mains.

— Je suis avec des personnes qui ont un agenda tout aussi précis que votre groupe, et dont l'agenda en question s'avère particulièrement compatible avec le vôtre, dans une certaine mesure. Ce qui est plutôt bon pour nos affaires, n'est-ce pas ?

— Vous cherchez à savoir quel pays a obtenu le droit de venir siphonner le flux de ce bouquet de câbles de fibres, ça, je pense l'avoir saisi.

— Alors vous avez saisi tout ce qui a besoin de l'être pour une coopération fructueuse !

      Chemin inverse, maintenant, face au vent, toujours à sautiller dans les rochers. L'air mordant fait pleurer mes yeux, je sens un picotement de gerçure au coin des paupières. J'essaye de repérer le chalet au milieu de tous les autres alignés, derrière la route, sur la terre ferme – ou sableuse, pas de gros rochers dans la mer en tout cas. Je regarde Tony en coin, il a l'air de peiner autant que moi maintenant, pour une raison quelconque ça me réconforte. Un regain de confiance absurde. L'effet du soleil, du ciel bleu, de l'extérieur après deux jours sans bouger d'un chalet minuscule, peut-être. Une poussée d'autant d'optimisme que je peux en avoir dans ces circonstances. Je reprends, tente encore un peu plus puisqu'il semble relativement disposé à discuter :

— Vous m'assurez que l'opération montée par… par mon groupe, à la base, n'est donc pas compromise du fait de votre… euh, de votre agenda ?

— Pas le moins du monde. Une fois l'information que nous cherchons tous les deux transmise aux… personnes, qui s'y intéressent de mon côté, vous et votre groupe serez tout à fait libres de la diffuser, de l'envoyer à tous les journalistes que vous voulez, de la vendre aux enchères, ou quoi qu'il vous passe en tête.

— Vous voulez être les premiers, et ça vous suffit…

— Exactement. Les premiers à quinze ou dix minutes près, ça sera parfaitement suffisant.

— Je ne comprends vraiment pas…

— Vous n'avez pas à comprendre, ça n'a pas d'intérêt pour l'opération de votre groupe. Notre implication dans l'affaire qui vous préoccupe est négligeable et très extérieure, vous n'altérerez pas la vérité en ignorant ce qui motive notre intervention, je vous l'assure.

— Je ne suis pas sûr que vous soyez bien au courant de notre vision des faits et de la vérité, dans ce cas… Même les détails les plus infimes peuvent prendre sens dans un tableau plus large.

     Je regrette aussitôt d'avoir ajouté ça, foutu optimisme du ciel bleu ensoleillé… Mais Tony ne semble pas s'en formaliser le moins du monde :

— Détrompez-vous, je vous ai lus régulièrement, ces derniers temps. Le blog de votre « groupe », vos propres contributions, aussi…

— Vous essayiez de connaître la cible…

— Pas la cible. Les partenaires.

— Si vous voulez…

— J'insiste. (Il n'est pas ironique, au contraire, très sérieux.) Vous avez tout à y gagner, et nous aussi.

— Vous m'avez menacé… !

      Il aurait presque l'air un peu contrit.

— C'était nécessaire pour établir les termes de notre coopération. Nous n'étions pas certains de votre réaction, comprenez-le. Il s'agissait avant tout d'assurer ma propre sécurité, et par-là celle de notre opération.

— Je ne vois rien à répondre à ça. Non, vraiment.

      L'escalier de bois du chalet, la promesse d'un peu de chaleur ou du moins, de l'absence de vent… Il me fait signe de passer le premier. La terrasse est déjà un peu abritée, j'essuie mes yeux pleins de larmes de froid. Derrière le flou humide, Tony déverrouille la porte, concentré, j'imagine que ses doigts sont un peu gelés aussi malgré les gants. J'imagine l'automatique glissé sous sa veste, derrière. Le chargeur rempli de balles neuf millimètres. Ma main sur la poignée, l'autre qui le pousse en avant contre le battant de bois. Le cran de sécurité qui claque, le contact glacé de la gâchette contre mon index pataud. Le canon contre sa nuque, amorti par l'épaisseur du col. Et après ? La secousse du recul, l'arme qui rue contre ma paume, tord mon poignet sous le coup. Le bruit. Le sang.

      Je cille. Mes mains sont un peu moites à présent. Tony vient d'ouvrir la porte, il se recule avec un geste d'invitation. Sourire cordial. Je frôle le pan de cuir de sa veste en passant. Un parfum d'après-rasage, d'une pâte coiffante. Celui du sang s'y superpose soudain, je vois l'éclat sur la porte comme un flash, les débris organiques pourpres, ma main qui tremble sur l'arme...

      Il referme la porte, part d'un petit rire saccadé :

— Au moins, on trouve qu'il fait bon, ici, après… !

      Je hoche la tête, j'essaye de sembler naturel, de refouler la nausée qui monte. Le corps au sol, convulsé… La mare de sang qui s’étale sous la nuque, les éclats visqueux qui débordent du front étoilé d’os et de chair rosâtre... Respire. L'odeur du pain grillé du matin flotte toujours, mêlée au café chaud. La quiétude du petit-déjeuner paisible, la chaleur accueillante... Le murmure subliminal de l'ordinateur, son disque dur en plein travail de déchiffrement grâce à la clé du lanceur d'alerte. Je pose ma parka sur un dossier de chaise. Tony est déjà attablé devant le portable, il suit du regard les lignes de conversations transcrites à la volée, sourit :

— On a plus de la moitié des conversations déchiffrées. Ça fait déjà un petit morceau à examiner.

      Je me reprends, l'angoisse reflue petit à petit, les images de violence avec elle.

— Quelque chose ressort, à première vue ?

      L’angoisse reflue, comme la sensation d’un cauchemar qui se tasse… C’est la ferveur, l’attente, qui reprennent la place. La vérité si proche, comme une lumière, qui s’esquisse à travers les failles que chaque tour de clé de chiffrement dévoile dans l’épaisseur gluante des secrets militaires…

      Il a l’air ravi, l’excitation pointe dans sa voix (cette même foi du chercheur peut-être, mêlée du frisson de braver les interdits ?) :

— Des noms de code, quelques mots-clés… Les phrases exactes sont encore largement incomplètes, mais nous n’en aurions pas besoin, presque. (Il a un petit rire.) Ces noms de code sont les mêmes dans chacune de leurs communications officielles depuis les années 90. C’est comme s’ils mettaient directement les informations en clair.

      C’est pas croyable, et tellement prévisible en même temps… Je ris à mon tour, secoue la tête. Il tire l’autre chaise pour moi, m’invite d’un geste. Je le regarde, mon sourire doit s’effacer, car il redevient sérieux à son tour. C’est idiot, mais il faut que je le fasse, que je demande :

— Pas de changement de programme, donc : vous avez l’exclusivité pour… Qui que ce soit qui la veuille de votre côté… Et du mien, on peut faire tout le scandale qu’on veut, à votre signal ?

— Bien entendu, Pierre, allons ! Puisque je vous l’ai promis… ! Nous n’avons pas la moindre raison de vous empêcher de faire du scandale, croyez-moi. (Son petit sourire revient.) Je suis même assez d’accord avec vous, personnellement… !

Il désigne la chaise à nouveau :

— Vous pouvez venir partager l’exclusivité, dès maintenant. Même si ce n’est rien que pour vous pour le moment, je suis sûr que vous en brûlez d’envie… Et ô combien je vous comprends là aussi… !

      Pour en brûler, oui… Et c’est un euphémisme encore… !

     Je prends place à ses côtés, laisse mon regard dériver au hasard des lignes qui défilent. Les mots s’imprègnent, presque subliminaux, et je comprends, je comprends son air ravi et sidéré, pourquoi il semblait pressé que je voie aussi à mon tour…

      Je vois déjà la tête de Greg, de Fanny, des autres...

      Putain, les gars, vous n’allez pas me croire.

      C’est encore pire que ce qu’on imaginait.