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J'ose écrire pour la traquer là où elle s'est planquée

Dans sa cotte de mailles, ma peur

 

J'ose écrire pour exorciser la barbarie, l'intolérance, la bêtise

Les soeurs de la violence provoquant ma terreur

 

Ecrire, décrypter la colère contre les envahisseurs bafouant ma joie

L'injustice, les préjugés, l'hypocrisie

 

J'ose écrire pour hurler ma colère sans blesser vos oreilles

L'évacuer sans polluer la forêt

 

Pour écouler ma tristesse sans vous inonder de larmes   

 

Soulever ensuite un voile, souffler doucement sur l'étincelle de joie

... là où elle couvait, tapie sous la braise

 

***

Je vais au théâtre presque chaque nuit. Au réveil, la cloche transparente me servant de coiffe est agitée, et on ne lit rien dans la boule à neige avant que se soit posé le dernier flocon. La paupière dévoile une scène différente à chaque éveil. Quelle forme leur donnerais-je si je n’étais cette géniale metteure en scène ?

J'avais décidé de t'écrire immédiatement, car c'est la seule plage horaire où je ne suis pas dérangée. Mais si tu crois qu’à l’aube je choisis vraiment le support de mon texte et l'endroit où je vais m'installer... Encore au lit, j'ai commencé par réaliser mes exercices d'assouplissement, rêvassé devant le cahier encore vierge posé sous le Velux, hésité à tracer mes premières notes au dos d'une confirmation de réservation périmée, sur le dessus de la pile des papiers à jeter, ou dans le cahier jaune manuscrit... Mais pour l'attraper, il aurait fallu se déplacer à l'autre bout de la pièce — hors de question à cette heure-ci. Je me suis rendormie.

Alors tu vois, ça commence déjà ! J’émerge en plusieurs étapes : les rêves de la nuit sont encore présents. Nous entrons simultanément dans la journée qu’ils ont commencée avant le lever du jour. Bien que j'aie une bonne vue, ma pupille n'est pas très souple, elle peine à rétrécir et se dilater. Cette lenteur est-elle une maladie ? A-t-elle un nom ? Je cherche le site où on énumère les dysfonctionnements de l'oeil, mais comme je ne trouve pas du premier coup, je le quitte bien vite ou, me dis-je, je n'arriverai jamais à raconter l’histoire dont je perds le fil !

D’ailleurs, comment s'appelle-t-elle, la pupille de l'esprit ? Elle tamise ses lumières pour laisser germer la pensée dans le secret de la pénombre et se dilate au rythme idéal pour laisser entrer le jour et la conscience, assez doucement pour que leur réverbération favorise l’éclosion de cette pousse encore fragile, sans la brûler.

***

Un matin dans le journal, une image et le fait divers qu'elle illustre me sautent à la figure. Une femme meurt asphyxiée dans son appartement car son mégot mal éteint a mis le feu au tas d'immondices qui tapissait le sol de sa chambre — à la rue Dancet, là où vivait ma grand-mère dans son appartement coquet rempli de beaux meubles et d'objets précieux. L'article raconte qu'elle était joyeuse, propre sur elle, et que vers la porte d'entrée, une petite coiffeuse lui permettait de se faire belle pour sortir prendre son café, coiffée et maquillée. Certains soirs on l'a vue boire un p'tit coup au bistrot du coin où elle était connue et appréciée, discrète, sauf ce jour où, un peu pompette, elle avait même dansé sur la table.

Je ne me souviens plus dans quelle partie de mon corps se situait la brûlure à la lecture de cette « une », mais il m’arrive de revivre la sensation avec la même intensité. Elle a laissé en moi une trace indélébile et l'image m'a hantée des années.

Est-ce à la mémoire de cette inconnue ou en hommage aux marginaux, fous ou «contraires » de tout poil croisés dans ma vie, mais vingt ans plus tard, j'ai épinglé sur mon mur l'affiche de « Messies ». Ce documentaire nous emmène à la rencontre des vulnérables « bordéliques » souffrant de l'obsédant syndrome de Diogène et décrit leur étrange rapport aux objets indispensables auxquels ils sont attachés. Pour eux tous j'éprouve une réelle empathie, car ils personnifient et amplifient jusqu'au paroxysme une tendance personnelle qui a parfois menacé d'empoisonner ma vie.

La « normalité » à laquelle ils se confrontent est incarnée par des fonctionnaires communaux, assistantes sociales, policiers et autres autorités helvètes diverses. Cette précision géographique amplifie la confusion des sentiments qui m'animent car, comme pour « équilibrer le plateau » de ces scènes étranges, les représentants de l'ordre font preuve d'une patience infinie et d'une grande tolérance vis-à-vis de mes étranges concitoyens. Ils cassent le préjugé de « fonctionnaires stériles, socialement et psychologiquement corrects ».

Il y a deux jours, par « esprit de famille », à côté de l’image des empilements compulsifs de trésors encombrants de ces « messies », j'ai affiché celle qu’a choisie Caritas pour sa campagne de recherche de dons. On y voit des Indiennes dont la survie dépend du ruclonnage de gigantesques décharges où elles évoluent dans des tas d'ordures à la recherche de quelque découverte monnayable à troquer pour obtenir leur pitance. En déesses déchues... les gestes de leurs bras graciles, ornés de bijoux lourds, révèlent la féminité sublime de leurs corps frêles drapés dans des saris crasseux.

***

Un tiraillement douloureux à l'épaule me tire du sommeil. Mon corps est brûlant, ma nuque crispée, ma tête bourdonne, ma respiration est courte et mon coeur bat la chamade. J'ai perdu le fil de ce qui m'a essoufflée de la sorte. Il ne reste qu'une image : je cherche éperdument à rattraper la bague héritée de ma mère qui m'échappe, et chaque fois que je l'effleure, elle s'enfonce toujours plus profond dans les immondices amoncelées. Je tends mon bras soudain aspiré par l'effet ventouse d'une boue puante dont la texture collante m'empêche de le retirer à la surface.

En écrivant d’autres images émergent. La journée paisible, commencée par un projet de réorganisation destiné à mettre en valeur les beaux espaces du salon et de l’atelier a progressivement viré au cauchemar. J’avais pensé qu’en rangeant bien, je n’aurais plus à enjamber des montagnes de papier pour traverser mon bureau, ni à déplacer des seaux pour attraper ma boîte à outils à l’atelier. Je n’avais pas prévu à quel point cet agencement serait difficile : bien différencier les documents à archiver pour raison administrative, des esquisses de poèmes, des croquis de voyage ou autre création en devenir, garder impérativement les comptes rendus de séances et les classer par ordre chronologique, ou non... plutôt par thème ! Et maintenant pour les dimensions, ça ne joue plus et j’enroule les dessins de Julia que je ne veux pas plier. Progressivement, l’empilement monte jusqu’à une hauteur vertigineuse et menace de s’écrouler sur ma tête alors que je tente d’intervertir deux documents qu’il s’agit de faire passer d’une pile à l’autre.

Comment un tri banal a-t-il pu ainsi se métamorphoser en angoisse de mourir étouffée sous un effondrement ? Comment le parfum du chèvrefeuille qui fleurit sous la fenêtre a-t-il pu être ainsi balayé par l’odeur du chargement du tracteur de Nicolas dont le bruit tonitruant m’a réveillée brusquement ?

Je sursaute et me lève pour écrire la fin de mon texte et prendre ma douche avant d'attraper mon stylo, car je ne veux pas te rencontrer dans un état pareil. En réalité, la boue ne m'a jamais fait peur ! Certes il m’est certainement arrivé d’y perdre quelque chose, mais à côté de tout ce que j’y ai trouvé… bagatelle !

***

Après la traversée du champ fleuri où on s'asseyait pour tresser des guirlandes, les branches craquaient sous les pas quand on descendait le talus pour atteindre le bord de la rivière. Dans un repli du terrain, vers le gisement d'argile, lorsque les pluies récentes avaient inondé la terre, le pied glissait tout à coup. La carrière devenait terrain de jeu, de glissade et de barbotage. Heureusement, comme tous les jeudis on était habillé en gogneux pour partir conquérir le domaine sauvage.

C’est presque dans la même tenue que, dix ans plus tard, j’ai embarqué pour mon voyage en terre d’argile pendant lequel j’ai continué à jouer, tout aussi sérieusement engagée que dans les histoires qu’on se racontait dans nos jeux d’enfant. L’argile dont j’ai appris à faire des pots, il a bien fallu que je quitte mes petits tailleurs pour en recevoir l’initiation de mes « Maîtres Compagnons ».

Sur chacun d’eux il y aurait au moins un conte initiatique à inventer tant le rapport à l’argile était différent d’un atelier à l’autre. Chacun à sa manière apprivoisait le matériau avec ses spécificités changeant à chaque étape de sa transformation. Tout se passait différemment selon que je travaillais avec un dompteur technicien, ou un créateur philosophe comme il y en a eu plusieurs.

C’est cette histoire-là que je voulais te raconter au départ, conter le parcours de ma vie d’alchimiste, des fables de terre devenant masque lisse ou rugueux, d’argile molle figée par le temps et par le feu en coupes colorées ou en orfèvreries translucides. La rencontre de cette « femme de boue devenue femme debout » !

Je n’avais pas prévu ce puissant rêve olfactif ni cette plongée inattendue dans le chaos originel, cette métaphore de l’inlassable tâche humaine d’oeuvrer à « distinguer chaque chose de l’autre » pour mieux les réunir ensuite. 

***

Trois voix, dix oreilles, un coeur

Construire à mille âmes

Le mur des transformations