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Personne pure, ombre divine,
Qu'ils sont doux, tes pas retenus!
Dieux!... tous les dons que je devine
Viennent à moi sur ces pas nus!
Paul Valéry, Charmes

I

Tous les pas de cet homme n’étaient pas identiques. Je descendais l’avenue Kennedy à Yaoundé pour rejoindre la place de l’intendance, où je devais rencontrer une fille bon chic bon genre que j’avais draguée la veille en discothèque, et avec qui j’étais pressé de conclure le soir-même. Soudain, cet homme, comment dire, improbable, était entré dans mon champ de vision, et pendant les quelques secondes que dura son apparition, quelques secondes qui me parurent des heures, mes pensées allaient se focaliser sur ses pas, ses pas tantôt de géant, ses pas de nain, ses pas tantôt désordonnés, ses pas déterminés, qui tentaient d’écraser quelque chose que, faute de mieux, j’avais nommé son cœur imaginaire. Un cœur imaginaire ? Oui, un cœur imaginaire. Imaginaire. Mais qu’est-ce donc qu’un cœur imaginaire ? Le cœur n’est-il pas cet organe niché dans la cage thoracique qui assure la circulation du sang dans le corps ? Sûrement. Sûrement. Je ne pourrais pas affirmer le contraire. Mais, force est de constater qu’il existe un autre cœur, qui ressemble comme une goutte d’eau au cœur dans la poitrine, et que ce cœur-là, mes yeux l’ont vu pour la première chez cet homme. Croyez-moi ou pas, je peux certifier qu’une manière de queue sortait de son nombril et lui glissait entre les jambes. A son extrémité on pouvait reconnaître sans difficulté une excroissance de la forme d’un poing, qui traînait à même le sol, et que ses pas alternés, tentaient en vain d’écraser sur le béton du trottoir. Cet homme, que mes yeux avaient choisi par hasard au milieu de la foule bigarrée des piétons, cet homme que je voyais pour la première et certainement la dernière fois de ma vie, cet homme dont l’humanité allait demeurer à jamais une énigme, j’allais spontanément avoir de l’empathie pour lui, parce que j’avais compris qu’il tentait désespérément d’enfouir quelque chose de tragique, quelque chose qui le dépassait, quelque chose contre quoi il n’était pas en mesure de s’engager dans un corps à corps. A peine je venais de lui donner une existence dans la mienne que déjà, cet homme déroutait mes bonnes dispositions à son égard, en lançant un autre pas, lascif, celui-là, comme la danse d’un corps ivre, entraînant son bras dans un balancement mécanique, pareil à celui d’un pendule qui, brusquement, se crispait au moment de la formation du pas suivant.

Tous les pas de cet homme n’étaient pas identiques, parce que mon esprit les décomposait en séquences successives : support, flexion, extension, balancement, support, et ainsi de suite. Parfois, son pas était massif, déterminé, intransigeant. Parfois il était léger, chaloupé, incertain.  Parfois aussi, il était un mélange de tout cela. En tous les cas sa seule finalité était d’écraser son cœur imaginaire qui traînait lamentablement à même le sol. Une autre chose m’avait frappé chez l’homme : il se parlait à lui-même, ou alors il parlait à quelqu’un qui marchait à ses côtés, mais que mes yeux ne pouvaient voir. Il remuait ses lèvres rapidement, et ses paroles, comme un chuchotement, se perdaient dans le vacarme engendré par les voitures traversant l’avenue Kennedy. On aurait dit qu’il débitait une longue complainte traversée d’interrogations, d’exclamations, de cris, de jurons et d’interjections, certainement dites dans sa langue maternelle. En outre, j’avais aussi été saisi par son regard vide et absent. Son corps se trouvait bien à l’avenue Kennedy, mais son esprit était ailleurs, comme ces gens-là qu’on dit revenir du monde des morts, avec leur regard vidé de toute vie, de toute chaleur, de toute humanité. Ce regard de gens qui ne sont pas à leur place là où ils sont, et suscitent à la longue, chez les autres, un sentiment de gêne insupportable. Peut-être cet homme était-il un revenant ? Un qui avait été vendu comme esclave dans une bananeraie, et qu’on avait endormi avec des potions pour faire croire à sa famille qu’il était mort ? Ou alors était-il simplement dépassé par l'enchaînement des calamités qui lui tombaient dessus ? Voilà des mois que son salaire ne passait pas, qu’il parvenait à peine à joindre les deux bouts grâce aux deux chambres qu’il avait mises en location dans sa maison. C’est alors que sa fille cadette est renversée par une voiture sur le chemin de l’école et que, par manque d’argent, on décide de ne pas l’enterrer au village parce que les deuils coûtent une fortune. Pour ne pas en rester là, voilà que les locataires eux aussi se mettent à ne plus verser les loyers, que sa femme lui fait la bouche, et que le boutiquier chez qui il a des dettes le menace… En moins d’une année toutes ces calamités se sont accumulées sur ses frêles épaules, et l’homme est au bout du rouleau. Alors, que lui reste t-il comme alternative, sinon que d’écraser de tout son poids son cœur imaginaire, d’essayer de l’enfouir, son cœur imaginaire, dans le béton du trottoir ? Hélas, ce dernier rebondit, telle une balle en caoutchouc, chaque fois qu’un pas encore plus massif, déterminé, intransigeant que le précédent s’abat sur lui.

II

Tous les pas de cet homme n’étaient pas identiques, parce qu’il essayait en vain d’enterrer son cœur imaginaire. D’ailleurs, c’était la seule et unique raison pour laquelle il marchait. Soudain, j’avais eu une vision fulgurante sur l’origine du cœur imaginaire. Par un malheureux, ou heureux, c’est selon, coup du hasard, l’animal préhistorique, par une journée torride, quelque part dans la savane clairsemée de la Vallée du grand rift, allait se mettre brusquement en équilibre sur ses deux pattes arrière. Pour la première fois il allait voir des formes découpées à l’horizon, sous l’effet de la réverbération, et sentir naître en lui le désir irrépressible d’aller les toucher. A peine avait-il formé ce désir qu’une queue lui poussa au nombril et s’étira jusqu’au sol. Ainsi était né le cœur imaginaire : du désir de l’animal de se dépasser, d’aller vers l’ailleurs. Alors il avait pris son cœur imaginaire entre ses mains et avait formé le premier pas. Support, flexion, extension, balancement, support. Puis le second pas. Support, flexion, extension, balancement, support. D’abord déséquilibré. Et peu à peu sûr de lui. Ainsi de suite jusqu’à parvenir à l’horizon où, sa déception fut grande de constater qu’un autre horizon, où d’autres formes étirées dansaient aussi, se dessinait au loin devant lui. De rage il jeta son cœur imaginaire sur le sol poussiéreux et, à pieds joints, se mis à bondir dessus. Certes, notre homme, celui qui descendait l’avenue Kennedy, comme la plupart de ses contemporains et même ses ancêtres sur des générations et des générations, avait perdu l’apparence, la mentalité de l’animal préhistoire, mais ils gardaient en commun ce cœur imaginaire qui traînait entre leurs jambes, et qu’ils devaient piétiner quand leur désir d’aller vers l’ailleurs était contrarié par le sort.

Tous les pas de cet homme n’étaient pas identiques, parce qu’il ne faisait qu’un pas à la fois. Si, d’aventure, il avait joint ses deux jambes pour sauter, cela n’aurait fait en tout et pour tout qu’un seul pas. Cependant, j’allais remarquer, en l’observant attentivement, qu’un pas n’est jamais unique, car il en appelle un second pour le prolonger et le terminer. Un pas qui ouvre. Un pas qui ferme. Le premier pas ouvre un moment. Le second le ferme. Et après, tout recommence. Chaque troisième pas de cet homme était ainsi un moment nouveau, vierge, qui s’ouvrait et se fermait sur lui-même au pas suivant. De la même manière, chaque troisième pas de cet homme était un espace nouveau, vierge, qui s’ouvrait et se fermait sur lui-même dès le pas précédent : telle était la loi implacable qui réglait la marche de cet homme qui, sur l’avenue Kennedy, se rapprochait de plus en plus de moi. Soudain, je sentis pousser en moi l’angoisse. Que se passera-t-il quand il sera à ma hauteur ? Allait-il continuer sa route sans me remarquer ? Allait-il me jeter un coup d’œil bref et dénué de curiosité ? Ou allait-il me sourire, me montrer la blancheur de ses dents, défroisser la rigueur de ses traits, s’avancer vers moi, me tendre la main, les mains, ou se jeter dans mes bras, en reconnaissance de l’empathie que j’avais pour lui ? Je ne savais quoi penser, à cause de cette satanée angoisse. Les battements de mon cœur, celui dans ma poitrine, bien sûr, s’étaient accélérés, et ma gorge, ma bouche, s’étaient asséchées. Tremblement perceptible des jambes.

 

III

Tous les pas de cet homme n’étaient pas identiques, parce que son pied viril tentait d’enfouir, définitivement, à jamais, pour toujours, son cœur imaginaire dans le béton lézardé, effrité, sapé par la pluie, la poussière rouge et le vent, du trottoir de l’avenue Kennedy. Savait-il, notre homme, que la force qui s’opposait à l’enfouissement de son cœur imaginaire était l’instinct de survie ? Je ne crois pas. Sinon il aurait déjà compris qu’on ne peut pas lutter contre l’instinct de survie. D’ailleurs, une volonté peut-elle soumettre l’instinct ? Un esprit peut-il contraindre le corps ? Je ne le crois pas. Car l’instinct de survie ne peut être soumis que par quelque chose qui lui est supérieur. Or, au-dessus de l’instinct de survie, il n’y a rien, rien que du vide. Il ignorait donc tout cela, notre homme, et il marchait seulement pour ôter de sa tête la masse immobile de ses pensées troubles. Son salaire, sa fille cadette, ses loyers, sa femme, ses dettes... Soudain il leva les bras en croix, simulant le vol d’un avion. Puisque son cœur imaginaire résistait à l’enfouissement, il était souhaitable qu’il s’envolât, à 1 ou 10,000 mètres d’altitude, l’essentiel étant qu’il s’envolât. Puisque le sol opaque le recrachait avec écœurement, il espérait que la voute profonde du ciel le recueillerait avec trompettes et fanfare. Vole, cœur imaginaire, vole ! Devait-il sourdement l’encourager. Elève-toi au-dessus de ces plates façades de béton et de verre qui reflètent ta laideur ! Va toucher le voile rouge dans lequel meurent toutes nos imaginations ! Alors ses bras pivotaient de gauche à droite et de droite à gauche autour de ses épaules, décrivant les voltiges d’un avion de spectacle. Il se faufilait habilement entre les passants qu'il s’imaginait être comme lui des espèces volantes, ou de simples cimes immobiles érigées en travers de sa route. Il pouvait écouter le bruissement suscité par leur mouvement, qui lui paraissait exquis comme le chuchotement d’une lointaine cascade. Ses sens, en état d’éveil, s’ouvraient encore plus sur le monde extérieur, animés par le désir puissant de capter simultanément le bruissement global de l’avenue Kennedy, à cette heure de grande fréquentation, ainsi que chaque parcelle individuelle de ce bruissement. Puisque, personne n’est sans le savoir, un bruissement est l’association d’un nombre infini de bruissements. Alors, pour saisir l’intensité du bruissement global, pour se laisser pénétrer par ce dernier, il lui fallait d’abord capter les intensités respectives des différents bruissements qui le composaient, ensuite de quoi il devait les fondre dans son esprit, selon une règle d’assemblage très délicate à manipuler, très épuisante par le degré de concentration qu’elle suppose, une règle qui, si elle était appliquée avec la plus grande rigueur, lui donnerait accès au véritable bruissement, le bruissement, de l’avenue Kennedy. Son oreille était donc à l’affut, ouverte dans toutes les directions du vent : elle s’immergeait dans un bruissement singulier et entrainait son corps sur son sillage ; elle s’en remplissait d’une longue aspiration ; elle en imaginait la formule, la mettait quelque part, à l’abri, et s’en allait à la découverte d’un autre bruissement. Enfin, après quelques zigzags sur le trottoir, les insultes des automobilistes et autres passants l’avaient contraint à se ressaisir. Le poids du monde semblait à présent léger, avec le plein de bruissements dans son esprit. Mais, notre homme n’allait pas tarder à s’apercevoir que je ne le quittais pas des yeux.

IV

Tous les pas de cet homme n’étaient pas identiques, parce que je marchais vers lui et il marchait vers moi. Le pas que je lançais sur le béton du trottoir trouvait un écho dans le sien. Et celui qu’il me lançait en guise de réponse en trouvait un dans le mien. Nous étions tout à fait devenus synchrones. La foule des piétons alentour s’était désormais muée en une forêt hostile dans laquelle on devait à tout prix se frayer un passage. J’étais aimanté par ce regard brillant de quelque chose qu’un individu soupçonneux aurait apparenté à de la malice, et dans lequel je ne voulais voir que le feu qui nous brûle quand on se reconnaît dans les yeux d’un inconnu. Déjà, je n’avais plus aucune appréhension quant au bon déroulement de notre prochaine rencontre. C’était une certitude. Je me disais, puisque l’instinct de survie me pousse à lui, alors il saura, le moment venu, me souffler quoi lui dire. Les battements de mon cœur, celui dans ma poitrine, bien sûr, s’étaient accélérés, et ma gorge, ma bouche, s’étaient asséchées. Tremblement perceptible des jambes. Moiteur des mains. On était maintenant à une vingtaine de pas l’un de l’autre. Vingt pas, à peine 20 mètres séparaient ma rencontre d’avec cet homme improbable. On se sentait l’envie de courir à toute vitesse, de l’étreindre, de le porter à bout de bras, de le hisser sur notre tête, de se réjouir de l’avoir croisé sur sa route, comme on le ferait d’une personne familière. En même temps on sentait flotter au-dessus de soi le nuage sombre du doute. Et si cet homme était vraiment le revenant que j’avais imaginé tantôt ? A force d’entendre toutes ces histoires de sorcellerie et de mystères à vous refroidir le sang,  on en arrive à ne plus faire confiance aux gens, à qui l’on prête dès le départ des intentions malveillantes à notre égard. Ils veulent me nuire. Ils veulent tous me nuire. Tout un chacun ne pense qu’à nuire à son prochain. Enfant déjà, on me disait de me méfier des inconnus, de ne jamais accepter de cadeaux de leur part, de ne jamais accepter de les suivre, et encore moins de les écouter, car ils avaient des pouvoirs si puissants qu’une fois entre leurs serres on ne pouvait plus s’en échapper. A l’âge où le corps s’éveille à la conscience, malgré l’apparente décontraction de mon caractère, cette peur de l’inconnu, souvent d’origine étrangère, et parfois d’une ethnie différente de la sienne, cette peur de l’inconnu s’était donc solidifiée en tout un tas de pratiques sensées la conjurer, comme de toujours avoir une pierre dans la poche de son pantalon, ne jamais regarder les gens dans la profondeur de leurs yeux, croiser l’index avec le majeur, cracher à la vue de la personne suspecte, etc. Mais, avec le temps, je me rendais à l’évidence que je m’amputais de la possibilité d’un échange infini et riche avec l’autre en laissant ces superstitions, comme je les appelais, prendre le dessus sur mes désirs. Alors, je les avais neutralisées. Mon regard s’était transformé, et se posait innocemment sur le monde. C’est pour cette raison que j’avais eu de l’empathie pour cet homme improbable, à qui j’avais lancé un sourire radieux pour l'avertir de mes bonnes dispositions à son égard. Enfin, on se croisa. Je lui souriais juste car ma gorge, ma langue s'étaient asséchées : les mots avaient subitement déserté ma bouche. Sans dire que mes jambes dansaient comme des sissonghos remués par le vent. Comme quelqu’un qui comprend votre embarras et consent à vous aider à le surmonter, il parla le premier. Vous avez une pièce à me donner, cher monsieur ? Je vous demande cela parce que j'ai faim. Depuis deux jours j’ai faim. Depuis toujours j’ai faim. De toute ma vie j’ai toujours eu faim. La faim. La faim. La faim. Elle seule occupe mes pensées, de jour comme de nuit. Surtout, ne vous sentez pas dans l'obligation de me venir en aide. Mais, si d’aventure le cœur vous dit de faire un geste pour moi, soyez en sûr que je vous serais reconnaissant jusqu’à la fin de mes jours. Sans réfléchir je vidai le contenu de mon portefeuille dans sa main. L’argent avec lequel je comptais inviter la fille bon chic bon genre dans un bar du centre-ville, avant de finir avec elle dans la chambre que je louais au quartier Omnisports, tout cet argent-là je le donnai sans calcul à cet homme. Vous êtes bien sûr que vous voulez me donner tout cela ? ajouta-t-il, surpris sans doute par l’étendue de ma générosité. J’opinai de la tête, incapable de délivrer le moindre son. Alors il se saisit de ma main et me remercia non sans une effusion de bénédictions. Jamais de ma vie je ne m’étais autant senti pénétré par quelqu’un : j’avais le sentiment heureux de me remplir de quelque chose dont il était inutile d’opposer toute forme de résistance. Enfin il relâcha ma main et me souhaita une bonne journée. A peine était-il sorti de mon champ de vision que mes épaules ployaient sous une charge prodigieuse : j’avais la désagréable sensation de porter à moi tout seul le poids du monde. Avec beaucoup de peine je me retournai, espérant le voir de dos, mais l’homme improbable avait déjà été avalé par les flots de passants qui traversaient l’avenue Kennedy. Soudain, la réalité se rappela à mon souvenir. Une envie pressante d’uriner. Je m’engouffrai dans un restaurant en vue de la galerie marchande située à quelques pas de là, et la serveuse, me dévisageant avec une certaine méfiance, m’indiqua les toilettes d’un geste dédaigneux de la tête. J’ouvris ma braguette et main descendit dans mon pantalon. En un temps deux mouvements elle ressortit. Stupeur. Les yeux écarquillés. A nouveau, elle descendit dans mon pantalon. Il n’y avait plus de doute possible. Je refermai  ma braguette avant de regagner l’avenue Kennedy. Dans ma tête, circulait en boucle cette affreuse sentence : tu viens de te faire voler ton sexe.