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  Ivre. À en vomir. À te trouver là, assise sur le trottoir, le visage en lambeaux, il a rejoint ta dignité. Tu n’es plus si belle, l’estomac vidé sur le côté. Tu l’es encore pourtant, les cuisses dénudées par ta robe fendue. Tes seins qui se dévoilent enfin, un peu, beaucoup par rapport à ton habitude. Ta peau à portée de main, de toutes les mains, c’est insupportable…

Tu n’es plus si fière non plus. Ce matin encore, tu avançais drapée d’élégance et de savoir, cette distance que tu m’imposais en offrant ton sourire à tous, en me noyant parmi tous les autres, enfermé dans le lot, anonyme malgré mon prénom que tu prononçais pour me saluer. Tous les jours, tu citais le nom de chacun. Le mien, celui des autres, tu les connaissais tous. Le même ton, le même sourire, le même regard qui faisait croire que nous étions uniques. Foutaise.

Tu étais au-dessus. Bien sûr que tu étais au-dessus. Impossible à atteindre, la bonne distance, toujours, celle qui fait croire au possible, puis qui éloigne dans l’indifférence. Celle des instants qui se dérobent à ton insu, sans savoir quand sera le prochain, quand il durera, quand tu reviendras. Je voulais te capturer dans mes yeux, te retenir un peu à moi, te voler l’image de ton visage, de ton sourire quand tu étais distraite, quand tu pensais ailleurs. Tous les matins, et aujourd’hui, le dernier. D’autres prénoms viendront lundi, tu rejoueras ton cirque et je n’aurais jamais d’autres occasions de saisir ton regard. D’oser.

Te voilà ivre à vaciller, incapable de tenir ta hauteur, prête à saisir n’importe quel bras, t’appuyer sur n’importe quelle épaule. Insupportable qu’un autre se glisse à tes côtés. Les mots qui rassurent, tu es en sécurité, c’est avec nous que tu peux être ainsi, que tu peux lâcher, oui tu avais besoin de lâcher, parfois, c’est nécessaire. Je n’aurai pas dit mieux.

Tous ces visages que tu connais si bien, qui te découvrent au plus bas, si bas que personne n’aurait cru ça de toi. N’empêche, on ne peut pas te laisser ainsi, il faut te ramener, appeler un taxi. Il faut que quelqu’un s’assure que tu rentres bien. Savais-tu que j’habitais près de chez toi ? Ce soir, j’habite près de chez toi. Qu’importe si c’est un mensonge, plutôt une approximation, il faut savoir arranger les choses pour qu’elles s’imbriquent correctement et cette opportunité-là est forcément un signe, une chance qui se force un peu autant qu’elle se saisit.

Un sursaut pour dire ton adresse, tu restes lucide finalement. Mais si tu voyais ton visage ! Même tes cheveux ne le sauvent pas. Ils sont pourtant magnifiques tes cheveux, mais ton visage lui, ne ressemble plus à rien. Il a coulé le long de tes joues, coulé le long de tes yeux, minable. C’est dur à dire, mais tu es minable, toi qui étais si belle quelques heures plus tôt. Même assise, concentrée sur la rue qui défile par la fenêtre, même à répondre poliment au chauffeur qui s’inquiète pour ses fauteuils en cuir, même à rassembler un peu de toi, tu es en dessous. Largement. Si en dessous de toi que tu n’oses pas me regarder. Il faut pourtant bien que tu me donnes tes clés, que tu m’accordes le droit d’entrer, la confiance de pénétrer chez toi, ça, ce n’est pas donné à n’importe qui, n’est-ce pas ? Non, ce n’est pas pour les autres.

Comme te voir si faible, si fragile, ce spectacle de toi, il est unique, il me rend unique. Il y a tant que tu gardes en toi, ça se sent d’ailleurs, tant de choses que tu dissimules dans tes silences et tes sourires, que tu ne dois livrer qu’à ceux qui sortent du lot, ceux qui comptent pour toi. Jamais tu ne montrerais ça devant tous les autres. Jamais tu ne serais vulnérable devant tous les autres comme tu l’es à présent, dans mes bras. Mon Dieu, ton corps qui s’abandonne dans mes bras, qui se laisse aller contre le mien. Et ce reste de parfum qui s’accroche à tes cheveux malgré tout, qui résiste à ta déchéance.

Mes mains dans ton dos, mes mains sur tes omoplates, mes mains sur ta taille, tes hanches, ta nuque… J’évite tes seins, je les frôle pourtant. J’évite ton cul, j’en crève d’envie pourtant. Je me retiens. Tu le remarques n’est-ce pas ? Dis-moi que tu le remarques… s’il te plaît. Je me retiens, car il faut que tu boives, que tu t’hydrates. C’est important. Tu vois ? Je suis là, je m’occupe de toi. Je suis là, tu n’es pas seule. Tu le serais pourtant sans moi. Comment aurais-tu fait sans moi ? Tu tiens à peine debout. Ton corps se révulse encore. Tu arrives tout juste à ouvrir les yeux. Comment ferais-tu sans moi ? Heureusement que je suis là. Heureusement que ce soir j’habite à côté de chez toi, enfin… pas loin, enfin… un peu tout de même, à pied ça fait loin, mais ce n’est pas grave, même si j’ai dû renvoyer le taxi. Je ne pouvais le retenir indéfiniment. Il fallait bien qu’il rentre le pauvre, il est tard. Moi, je me débrouillerai, tu n’as pas à t’inquiéter de ça. Je suis là, et tout va bien. Tu ne dois pas t’inquiéter, c’est moi. Tu ne dois te soucier que de boire. Ce n’est que de l’eau et il faut que tu boives, tu le sais toi-même. Voilà. Bois et ensuite, je te conduirais à ta chambre.

Tu me surprends encore. Même au plus bas, tu ne sembles jamais au bout de toi-même. Tu fais la fière à monter seule les marches, à savoir exactement où tu vas. C’est presque beau de te voir lutter pour ton image. Bien sûr, je te suis. Ton corps qui dirige, sait, une habitude dessinée dans tes gestes : la lumière que tu allumes sur la table de chevet, tes lunettes que tu déposes. C’est tout ton rituel qui ressurgit à cet instant, avant que tu ne t’écroules sur le lit la tête plantée dans les oreillers. As-tu seulement conscience de ta robe qui se retrousse, de tes jambes nues, de tes cuisses ? Je suis sûr que oui. Tu sais ce que tu es, tu sais toute cette peau qui m’appelle, tes yeux fermés, ton souffle plus fort, saccadé et tes cheveux partout. Dans ce corps que tu laisses à ma portée, il y a ta force, ta beauté, mon envie. Putain comme j’ai envie de toi. Tu le sais. Évidemment tu le sais. J’ai envie de toi même ainsi, même dans cette laideur. Qui te regarderait à cet instant comme moi je te regarde ? Qui d’autre pourrait te désirer à ce moment précis ?

Mais tes jambes qui s’ouvrent toutes seules, ta robe qui s’enlève si facilement sont autant de signes que tu m’adresses. Tu me laisses faire. Tu ne dis rien et me laisses faire. Je peux prendre mon temps. Je veux te montrer que même ainsi, je te trouve belle. Je veux que tu sentes mes mains partout sur ta peau. Je veux prendre le temps de l’explorer ce corps, je l’ai tellement attendu, tellement rêvé. Si tu savais…

Garde les yeux fermés, savoure, profite. Laisse-moi faire. Laisse-moi te saisir, t’embrasser, t’explorer. Tu souffles… Tu gémis… Doucement, mais tu gémis et j’adore t’entendre. Tu gigotes aussi, faiblement… Tu aimes, n’est-ce pas ? Non, ne réponds pas, savoure. Je veux prendre mon temps.

Et puis, je veux te prendre toi. Mais comment te dire cela ? Comment te dire que je veux te baiser ? Trop dur, trop violent, trop tôt, ça viendra plus tard, les prochaines fois. Non. Comment te dire que je veux te prendre ? Mais ce n’est pas le mot juste non plus, car je te possède déjà, je te possède enfin. Te pénétrer. Oui, j’ai envie de te pénétrer. C’est exactement ce que je te dis. Tu ne réponds pas, tu te retournes un peu, le visage plus encore dans l’oreiller, tu me tournes le dos. C’est ton cul que tu m’offres ainsi, une vue magnifique… mes mains dessus qui s’en saisissent, je n’ai qu’à te soulever un peu, te monter à moi. Et saisir tes cheveux d’une main pour mieux t’entendre gémir avant de m’écrouler sur toi.

Pardonne-moi, j’aurais dû te laisser dormir. Ne m’en veux pas, c’était irrésistible. Dors maintenant, repose-toi, et ne t’inquiète pas, je suis là, je serais là demain à ton réveil, je ne compte pas me sauver. Je suis là, tout va bien.

Je pue. Des relents d’alcool et une odeur qui n’est pas la mienne, qui n’est pas la tienne. Je me suis trouvée nue et à côté, ce n’était pas toi. Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre, tu sais ? Oh non. J’ai encore dans le coin de l’œil son regard amoureux et sa queue pendante.

Je me suis levée vêtue de mes cheveux. Tu dis toujours que mes cheveux sont le seul habit dont j’ai besoin. Je me suis levée et j’ai laissé mon corps drapé de mon mépris. Tu aurais adoré. Il était dans ces mots que je ne disais pas, ce regard que je n’accordais pas, dans la lenteur de mes pas jusqu’à la pointe de mes seins. Tu aurais souri. Tu aurais brisé cela en attrapant mon bras, en me basculant sur toi, en m’embrassant pour me faire cesser cette comédie et me rappeler nos ébats. Si je m’étais réveillée avec ton odeur sur moi, oui je ferais semblant de te mépriser et tu aurais vite percé le masque. Tu sais comme je mens mal.

Cette fois, je n’ai pas fait semblant. Je ne voulais qu’une chose : me laver de lui et de moi.

La douche n’était pas assez chaude. Ma peau pas assez rouge. J’ai frotté pourtant, que les souvenirs restent au loin au lieu de venir me faire chier de bon matin. Tu sais que je ne suis pas du matin. Mais il était là, partout. Dans mes gestes trop faibles, dans mes lèvres qui se détournaient, dans ces cris étouffés, ces coups de pieds avortés. Il était là encore, jusque dans mon corps qui tentait de se détourner.

Je t’ai rêvé, tu sais ? Tu étais là toi aussi. Je t’ai appelé si fort, tes mains, ton corps, tes lèvres, à sa place. Tu me manques. Tu me manques tant que j’en viens à douter. Me voilà à me demander pourquoi je l’ai laissé faire.

Je te vois venir, je vois presque ton visage qui se fige, tes sourcils prennent leur poste au-dessus d’un regard qui arrive à m’engueuler tout en s’inquiétant. Combien de fois j’ai pu le voir ce regard ? Celui qui me répétait que c’était un comble d’être si intelligente pour être aussi conne. Mais la vérité est que je me suis laissée faire. Même toi tu ne peux pas nier ça. Je n’aurais jamais dû me rendre si vulnérable. J’aurais pu me débattre plus. J’aurais pu être plus forte, tu sais comme je le suis, une lionne capable d’arracher les yeux de n’importe qui. Mais je n’ai rien fait, je l’ai même laissé entrer. Et il a suffi d’une image, celle d’un geste, un geste idiot, un geste qui te ressemblait.

Tu te souviens ? Tu aimais passer ton pouce sur le creux de ma gorge. Tu le posais là, juste entre les clavicules et tu appuyais en dessinant de petits cercles. Il a suffi de ce geste, moins long, moins appuyé que toi, mais tellement proche que tu es revenu à moi. Je n’avais plus qu’à fermer les yeux pour te voir, pour te toucher enfin. Il était là pourtant, trop souvent pour être dupe, alors je gardais mes yeux fermés, je détournais mes lèvres des siennes, je ne supportais pas sa barbe, je fuyais tout ce qui m’arrachait à tes bras.

J’ai séché ma peau et j’ai renfilé mon mépris avant de m’habiller. Je voulais être digne de toi, de cette grandeur que tu me prêtais. Je n’ai pas fait de scène. Je lui ai même proposé un café avant de le mettre dehors. Il a osé soumettre l’idée d’un lendemain. Du bout des lèvres, dans une maladresse penaude, c’est que je lui plais depuis longtemps alors forcément, il aurait aimé, peut-être, si j’étais d’accord bien sûr, dans un autre contexte, au moins prendre un verre, ou ce qui me ferait plaisir, et savoir surtout ce que j’en pensais. J’ai dit qu’il y avait une différence entre saisir une opportunité et abuser d’une situation.

Il est parti.

Je suis restée, digne, grande comme tu m’aimes. Mais aujourd’hui je me dis que j’aurais voulu hurler, griffer son visage, en arracher la peau. Ou juste le frapper, le poing serré pour sentir dans chacune de mes phalanges sa gueule que j’aurais cogné encore et encore, qu’elle s’efface sous ma colère. J’aurais voulu assumer ce mot que je refuse, ce statut qui me donne envie de vomir tant je m’étais promis de ne plus jamais l’être : victime.

J’aurais voulu pouvoir me jeter dans tes bras et me cacher sous ta peau. Me laisser aller à pleurer aussi, fort, longtemps, que mes yeux se lavent de son image, que mon nez recrache son odeur. Je me serais consolée à t’inonder de ma douleur au lieu de poser une lettre au milieu d’autres sur une pierre à ton nom. On se déleste comme on peut de ses fardeaux.

Tu n’es plus là et je ne peux que faire semblant d’être assez grande pour vivre sans toi.

 

Crédit photo : François Leylavergne