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C’était l’immédiat après-guerre, en 1946. Paris n’avait pas été détruit comme beaucoup d’autres villes, mais les monuments et les immeubles étaient noirs comme de l’encre, n’ayant pas été ravalés depuis des années.

C’était aussi ma première année en faculté. Les jeunes étudiants que nous étions se trouvaient un peu en état d’apesanteur. Aux contraintes du lycée, aux contrôles de présence, aux devoirs et aux leçons, avait succédé une totale liberté. C’était trop d’un seul coup surtout lorsqu’on était coupé de la cellule familiale. L’encadrement était inexistant. Les cours étaient magistraux, dans le plus mauvais sens du terme. Les profs étaient vieux pour la plupart. Ils avaient fait une thèse quarante ans plus tôt sur un auteur et, comme par hasard, cet auteur était au programme. Alors ils débitaient leur petite histoire. Jamais un étudiant n’était interrogé. D’ailleurs les connaissaient-ils, leurs étudiants, autrement que de vue ? Jamais non plus un élève ne posait la moindre question. C’était une époque de grand respect pour le corps enseignant. On était encore à plus de vingt ans de mai 68 ! Nous nous contentions de prendre des notes avec plus ou moins de zèle et d’efficacité.

À des intervalles de trois semaines, un mois, environ, alors qu’un vieux professeur débitait son laïus, un cri strident et incompréhensible traversait les murs épais de la Sorbonne. Il fallait que son auteur ait été doté d’une voix de stentor, d’un organe exceptionnel. C’était modulé, presque chanté. J’entendais paaaaaaaaaa diiiiiiiiii puis, après une consonne que je saisissais mal, un i qui montait dans les altitudes et qui n’en finissait plus, brusquement interrompu par la syllabe très brève mais fortement prononcée fon. Ce fon tombait comme un couperet... Deux minutes plus tard, le cri se répétait, un peu plus faible. L’homme s’était éloigné. De quoi s’agissait-il ? Dans la grisaille de l’époque et la tristesse de cette rentrée de novembre, dans ce Paris tout noir, ce cri avait une résonance lugubre. Je me perdais en suppositions. Était-ce un fou ? Autour de moi personne ne semblait s’émouvoir. Le débit monotone du prof ne s’interrompait pas, les étudiants continuaient à griffonner !

Il fallut plusieurs mois et le plus grand des hasards pour que j’aie enfin la solution de l’énigme. Je me trouvai presque nez à nez avec lui. Ce jour-là il reposait sa voix. C’était un vieil homme qui poussait une charrette à bras couverte de guenilles et munie d’une pancarte où l’on pouvait lire, en grosses lettres, PARIS CHIFFONS.

C’était un crieur de rue... Il y en avait encore quelques-uns alors, mais le jeune provincial que j’étais ignorait jusqu’à leur existence.